Double plaisir, cette après-midi. J'étais dans ma librairie préférée, celle tenue par l'ours. Je l'appelle ainsi car il n'est pas du tout commercial et peu causant. Moi ça me convient tout à fait : je rentre, je lui fais un vague signe minimaliste de la main, il me grogne ou plutôt me murmure un bonjour inaudible, nous atteignons là le summum possible de nos manifestations en matière de politesse. Il me connaît, nous nous connaissons, nous savons que le livre est important et que tout le reste passe au second plan. Je survole des yeux les publications récentes qu'il est bien obligé de mettre en vue, son chiffre d'affaires est là et il faut bien vivre. Jamais il ne me viendrait à l'idée de mettre un € dans ces œuvres éphémères, ces mille-feuilles de saison. Je me tiens juste au courant, superficiellement...

Non, moi je file au fond du magasin, où il possède un fond de livres d'occasion impressionnant.

L'ours est à son bureau, avec un client, et ça discute ferme. Je comprends qu'il vient de lui faire une recherche sur internet et je sais d'expérience qu'il déteste se servir de cet engin moderne. Enfin, il a trouvé, et comme à son habitude, il demande des arrhes pour finaliser la commande. Le client refuse et là, mon ours pète un cable : il se met à gueuler au manque de confiance, au temps perdu à cause de connards qui vous prennent pour un con, qui vous font faire des recherches pendant des heures pour aller ensuite acheter dans les supermarchés, enfin il est très colère. Le client bégaye un truc, mais il lui coupe la parole : "On annule tout, rien à foutre, fichez-moi le camp !". Il déchire la fiche qu'il avait remplie et lui en jette les morceaux à la figure. Le gars cherche désespérément un truc pour ne pas partir comme un péteux et garder un semblant de dignité. Au lieu de se diriger vers la sortie comme il y a aimablement été invité, il fait un pas vers l'endroit où je suis. L'ours se déchaîne : "Non, mais vous m'avez pas bien compris ? Vous sortez de mon magasin et vous n'y remettez plus les pieds !!" L'autre tente un rappel à la loi. Il en est sûr, il l'a lu dans Que Choisir, un magasin est un lieu public et le refus de vente un délit ! Wo l'erreur ? L'ours, énervé comme si on lui piquait son miel, soulève l'homme à l'audition défaillante et le pousse jusqu'au trottoir en l'agonisant d'injures ursines.

Et revient à son bureau. Je réfléchis à toute allure. Le bonhomme a les boules et ce n'est pas très bon pour les négociations futures, ça, ne laissons pas de malaise s'installer. Je m'approche de lui comme si rien ne s'était passé et lui demande d'un ton neutre : "Et celui-ci, vous en voulez combien ?". Il jette un œil sur mon livre et son visage s'éclaire :

"Ha Raoul Ponchon ! Il est beau, hein ?"

"Oui, j'ai vu, il n'est pas encore coupé, ça se fait rare, dites donc, moi ça me va, j'adore couper les pages, j'aiguise impec mon Laguiole, c'est mon petit plaisir avant la lecture..."

"Vous avez vu qu'il y en a un autre ?"

"Oui, mais "La Muse au cabaret", je l'ai déjà, alors que celui-ci, c'est la première fois que je tombe dessus. Et dans un si bel état, en plus ?"

"Allez, puisque c'est vous, je vous le laisse à 10.

"Alors j'en prends 2, ha ha ! Merci, hein ?"