J’ai déjà eu l’occasion de vous faire découvrir un petit bout de ce grand poète vaudois qu’est Jean Villard Gilles (voir "Ma baie des Anges à moi").

Il est né au bords du Léman, à la toute fin du 19e siècle, ce qui lui a fait traverser la boucherie de 14-18, la crise de 29, l’entre-deux guerres, la folie nazie et les trente glorieuses.

De quoi alimenter sa fécondité littéraire, son âme de poète, sa tendresse, son goût pour les belles formules et son esprit anar. Bref, un Vaudois parfait. Parce que si le vaudois est débonnaire, plus prompt à lever son verre que prendre les armes, il ne faut pas lui en raconter tout de même…

Donc pour ce qui est de soigner les chaud-froid en politique, il faisait plutôt confiance à thermolactyl que dans les politocards de sévices.

Il aurait pu être révolté, rouspéteur, mauvais coucheur ou gueulard, voire même, qui sait, mauvaise tête ; mais il avait du génie, alors il est devenu poète, anticonformiste et libre penseur. Ses armes étaient son esprit, sa gentillesse et son humour.

Il a très vite développé le théorème que pour être reconnu chez soi, il vaut mieux décarrer ailleurs. Il a donc pris ses cliques, ses claques et son clic-clac pour s’expatrier dans l’arrière-banlieue de son Montreux natal : Paris.

Il y a ouvert un petit boui-boui du nom de "chez Gilles" (ben tiens, question pub, y a pas à se gêner non plus…). Entre les chansons dont il avait commis paroles et musique, qu’il interprétait avec son complice Julien (inaugurant ainsi un style nouveau qui fut abondamment repris depuis), il recevait quelques autres rimailleurs, dont l’Abbé Brel, avant qu’il ne vire sa cuti, sa guitare et sa soutane.

Ne voulant pas divertir les boches, il s’était tiré de Pantruche à leur arrivée pour s’établir à la capitale, la vraie, celle du Pays de Vaud : Lausanne.

Il y fonda (sans Jane) le Coup de Soleil. Nostalgie des petites femmes de Pigalle ou défection de Julien ? Le duo est devenu Edith et Gilles. Les cousins des Bourbines[1] évaporés de l'hexagone, il réinvesti Paname. Edith partie voir ailleurs si le bon Dieu y était, il s’associe avec Albert Urfer dans un nouveau tandem. Il quitte Paris en 1975, juste avant de raccrocher les gants à 81 ans et d’égrainer, depuis Saint-Saphorin, les quelques deux mille couchers de soleil sur le Léman qui le sépare alors de la grande envolée.

Je vous disais donc, sans le moindre chauvinisme, que les Vaudois sont de riches natures, pétris d’auto-dérision. Ne disent-ils pas : « Y en a point comme nous », ajoutant pour les sceptiques : « … s’il y en a, y en a pas beaucoup. »

Quelques étapes marquantes en chansons :



Dollars

1932 : La grande crise s’estompe à peine qu’il a déjà tout compris de la grande arnaque du dollar sur le monde. Son esprit anar se rebelle, il martèle sa musique pour mieux enfoncer ses paroles dans la tête des gens, mais il est trop en avance, hélas ! Le mythe de Crésus délocalisé en Amérique par les sirènes d’Hollywood était trop fort…

Trois ans après la grande crise, le texte était visionnaire, comme le sont les authentiques poètes.


De l´autre côté de l´Atlantique
Dans la fabuleuse Amérique
Brillait d´un éclat fantastique
Le dollar
Il f´sait rêver les gueux en loques
Les marchands d´soupe et les loufoques
Dont le cerveau bat la breloque
Le dollar
Et par milliers, d´la vieille Europe
Quittant sa ferme ou son échoppe
Ou les bas quartiers interlopes
On part, ayant vendu jusqu´à sa ch´mise
On met l´cap sur la terre promise
Pour voir le dieu dans son église
Le dieu Dollar !

Mais déjà dans la brume
Du matin blafard
Ce soleil qui s´allume
C´est un gros dollar !
Il éclaire le monde
De son feu criard
Et les hommes à la ronde
L´adorent sans retard

On ne perd pas l´nord, vous pensez,
Juste le temps de s´élancer
De s´installer, d´ensemencer
Ça part !
On joue, on gagne, on perd, on triche
Pétrole, chaussettes, terrains en friche
Tout s´achète, tout s´vend, on d´vient riche
Dollar !

On met des vieux pneus en conserve
Et même, afin que rien n´se perde,
On fait d´l´alcool avec d´la merde
Dollar !
Jusqu´au bon Dieu qu´on mobilise
Et qu´on débite dans chaque église
Aux enchères comme une marchandise
A coups d´dollars !

Mais sur la ville ardente
Dans le ciel blafard
Cette figure démente
C´est le dieu Dollar !
Pas besoin de réclame
Pas besoin d´efforts
Il gagne toutes les âmes
Parce qu´il est en or

Autos, phonos, radios, machines,
Trucs chimiques pour faire la cuisine
Chaque maison est une usine
Standard
A l´aube dans une Ford de série
On va vendre son épicerie
Et l´soir on retrouve sa chérie
Standard
Alors on fait tourner des disques
On s´abrutit sans danger puisque
On est assuré contre tous risques
Veinard !
La vie qui tourne comme une roue
Vous éclabousse et vous secoue
Il aime vous rouler dans la boue
Le dieu Dollar

Quand la nuit sur la ville
Pose son manteau noir
Dans le ciel immobile
Veille le dieu Dollar
Il hante tous les rêves
Des fous d´ici-bas
Et quand le jour se lève
Il est encor là !

On d´vient marteau, dans leur folie
Les hommes n´ont plus qu´une seule envie
Un suprême désir dans la vie :
De l´or !
S´ils s´écoutaient, par tout le monde
On en sèmerait à la ronde
Au fond de la terre profonde
Encor !
On en nourrirait sans relâche
Les chèvres, les brebis, même les vaches
Afin qu´au lieu de lait elles crachent
De l´or !
De l´or partout, de l´or liquide
De l´or en gaz, de l´or solide
Plein les cerveaux et plein les bides
Encor ! Encor !

Mais sous un ciel de cendre
Vous verrez un soir
Le dieu Dollar descendre
Du haut d´son perchoir
Et devant ses machines
Sans comprendre encor
L´homme crever de famine
Sous des montagnes d´or !


Que le dollar se change en €uros selon les régions du monde n’y change fondamentalement rien à la conclusion.



Les trois cloches (1940)

Piaf s’empare de cette chanson et en fait un tube mondial, mais qui laissera son auteur dans une discrétion qui sied parfaitement à son caractère vaudois. Beaucoup encore croient que le texte est de Piaf.



Le bonheur (1948)

Toute la tendresse de Gilles est contenue dans cette hymne au bonheur. Ça s’écoute sans commentaires...



Nos colonels (1958)

Gilles le pamphlétaire pacifiste n’aimait pas beaucoup l’esprit militaire. Pour situer le contexte particulier, les Suisses d’alors étaient soldats jusqu’à 60 ans, temporairement délivrés de leurs obligations militaires. Pour rester imprégnés de leur mission, il devait faire chaque année une piqûre de rappel variant entre un et 21 jours. Les colonels dirigeaient alors une armée de un million d’hommes mobilisables en 24 heures…

La Suisse n’ayant pas de général en temps de paix, l’iconographie guerrière s’est tout naturellement portée sur ses colonels, fiers descendants de Guillaume Tell et plus emblématiques que les généraux français, puisqu’à eux seuls, ils ont maintenu en respect le 3ème Reich tout entier.

Comment ça que c’est douteux ? Que je déconne ? Que je ne suis pas objectif ? C’est rien que de la jalousie parce que la Suisse a résisté à l'envahisseur venu de Germanie. T'imagines pas à quel point Sardou a fait rigoler les Suisses avec ses Ricains à la noix... D'accord que la grosse majorité des Suisses parlent le schleu, mais c'est d'origine, le petit moustachu n'y est pour rien du tout !

T’as pas un colonel suisse qui te dira que c’est pas à cause de leurs bras noueux qu’Hitler n’a pas osé, pas un, alors c’est bien la preuve…

Michel Bühler et Sarcloret font revivre le duo d’origine, le fou-rire en plus…



Les bonnes (date inconnue et enregistrements inexistants sur la toile)

Un petit côté social et sarcastique aussi, ce vaudois débonnaire n’était pas moins provocateur… Mais si finement que la bourgeoisie ne lui en n’a jamais vraiment voulu. Était-elle seulement consciente de l’ironie de Gilles pour elle ?


Les bonnes
On n’en voit plus, c’est une espèce
Qui disparaît très rapidement
Même les Bretonnes, même les négresses
Certainement chère Madame Durand
Ces filles on les a toutes pourries
C’est elles maintenant qui font la loi
Pensez, la nôtre était nourrie
Et logée plus trente francs par mois
Aussi il n’ faut pas qu’on s’étonne
On a tout fait pour les gâter
On était trop bon pour les bonnes
Vraiment, c’est à vous dégoûter
Moi qui suis faite pour être patronne
Et déployer d’ l’autorité
Hé bien quand j’ sonne
Il n’ vient personne
Il n’y a plus d’ bonnes
Quelle société !!

Pensez, chez moi j’en ai eu seize
J’ leur faisais un petit nid douillet
Un lit, une table, une lampe, deux chaises
Ça donnait sur les cabinets
Évidemment ça manquait d’ vue
On n’y voyait jamais l’ soleil
Mais la nuit c’est chose superflue
Surtout avec un bon sommeil
Et quand le réveil carillonne
Au point du jour, joyeusement
Sachant que le soleil rayonne
Dedans dans tout l’appartement
On se lave et l’on se savonne
Avec plus d’ zèle, évidemment
Le soleil luit, le gaz ronronne
Mais y’a plus d’ bonnes
Sombre moment !!

Leur travail, laissez-moi rire
Vider les pots, ranger les lits
Faire la vaisselle, frotter et cuire
Passer les cuivres au trifoli
Trois fois par jour servir à table
Faire chaque matin une pièce à fond
Les courses, un travail agréable
Repasser le linge de maison
Trois fois rien, avec ça gloutonnes
Même qu’on s’ privait souvent ma foi
Pour qu’il reste du gigot breton
Ou la carcasse d’un poulet froid
Avec ça, on était trop bonne
Un jour de liberté par mois
Pour s’en aller faire les luronnes !
Ben, y’a plus d’ bonnes
Pourquoi, pourquoi ?

On les menait en promenade
Le dimanche ; on en prenait soin
Allant si elles tombaient malades
Jusqu’à quérir le médecin
Mais quand la moustache en bataille
Nos maris les serraient d’ trop près
Alors on surveillait leur taille
Ça n’ ratait pas, quelqu’s mois après
On renvoyait la jeune personne
En la tançant sévèrement
C’était notre devoir de patronne
Nos maris n’ pouvaient décemment
Être les pères des enfants d’ nos bonnes
C’est tout d’ même un vrai soulagement
D’ ne plus voir ces ventres qui ballonnent
Comme y’a plus d’ bonnes
Y’a plus d’enfant !

Ça devait finir dans la débauche
Selon la loi du moindre effort
Tout ça c’est la faute à la gauche
Aux soviets, à Blum et consorts
J’en ai reçu une cet automne
Qui m’a dit d’un air insolent
Bonne à tout faire, moi j’ suis pas bonne
Elle est partie en m’engueulant
La morale, je vous l’abandonne
La base du régime bourgeois
Son piédestal, c’était la bonne
Sans elle, tout s’effondre à la fois
L’office, le salon, la couronne
L’ordre, l’autorité, la loi
Y’a plus de Bon Dieu,
Y’a plus personne
Quand y’a plus d’ bonnes
Y’a plus d’ bourgeois !



Les Vaudois

Le Vaudois est à l’image de la Venoge :

« Tranquille et pas bien décidé.
Il tient le juste milieu, il dit :
«Qui ne peut ne peut !»
Mais il n’en fait qu’à son idée… »

L'autodérision est l’art de se foutre gentiment de soi pour éviter de devoir casser la gueule à ceux qui le feraient sans saveur. Cyrano ne me donnera pas tort…

Dans cet art, Gilles était un maître.

Variétés - 31.12.1962 - Réalisateur: Paul Siegriest - 03'45''
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Il a écrit tant de perles dans sa vie que le choix était difficile. En fait, c’est la disponibilité des archives qui en a décidé ainsi. Il a célébré le Front populaire, chanté le 14 juillet, les noms de chez-nous, les chorales, les Suisses allemands, les Tessinois, l’exotisme vaudois en se mettant à la place d’une senhora brésilienne amoureuse d’un paysan vaudois, etc.

Toutes les choses sérieuses n’étaient que dérision et les choses « dérisoires » avaient toute sa tendresse.

Comme blogbo ne rime pas avec buveurs d’eau, je vous… je nous offre une tournée générale avec la Gonflée et la complicité de Bühler et Sarcloret…

Santé et conservation !

Notes

[1] Suisses allemands