lundi 20 avril 2009
L'envolée
Par Mam'zelle Kesskadie, lundi 20 avril 2009 à 00:01 :: Jus de cervelle
Dans le petit matin du nord, la fille du nord était assise sur le bord de la 101.
À un mille de distance, on ne voyait pas d’autos ni à gauche, ni à droite.
Dans le petit matin frisquet de novembre, la fille du nord donnait du pain à un corbeau gros comme un chat noir devant elle.
Il n’y avait pas encore de bruits, l’air était sec et les champs alentours avaient cette barbe blanche des petits matins avant la neige.
L’asphalte était zébrée de noir. La ligne jaune s’écaillait à l’infini devant .
Les fourmis dormaient pour l’hiver dans le sol déjà gelé. Rien d’autre que des engins à quatre roues ne pouvaient arriver dans l’histoire qu’écrivaient ses mains livides et le corbeau sombre.
Rien d’autre, pensait-elle. Rien.
De ses doigts blancs de froid rougis de sang, elle tendait morceau après morceau la chair tiède à l’oiseau.
Bientôt, il lui faudrait choisir. Ce côté ci de la route pour le nord, l’autre côté pour le sud. Un côté pour ses racines, l’autre pour la cime de ses ambitions.
Et ses tripes au milieu du chemin.
Emmenées dans un truc à quatre roues, quelque part loin d’un côté ou de l’autre.
Et du bord du fossé fumait à peine le cadavre de l’entremetteur entre le ciel et son destin.
La blessure avait tranché dans le cou, à la bonne place , un trait avait suffit malgré son inexpérience.
Il avait bien gigoté un peu pour la forme, écroulé dans le fossé.
C’était son destin à lui de lui donner son avenir à elle.
Le corbeau s’irrita d’un moment d’hésitation quand elle avait regardé de nouveau le corps mort. La vie criait sa faim.
Et elle, quand serait-elle rassasiée? Les maigres racines du nord ne pouvaient plus suffire. Les cieux enfumés de par là-bas obstruait la vue des jardins d’Éden.
Ce côté ci, de l’autre bord?
Ronronnait au loin une machine en crescendo indécent vers l’indécise. Quand elle passa dans le fortissimo de son intrusion, le chauffeur aperçut la fille et dans le rétroviseur le cadavre.
Il recula.
C’était un policier.
Il regarda dans le fond du fossé. Ausculta l’arme en connaisseur. Un peu incrédule à la vue d’une femme qui s’en serait servi.
« Ouain.. » dit-il. « Qu’est-ce que tu vas en faire? »
« Sais pas. Je sais pas quoi faire ». Répondit-elle.
« C’est sûr qu’un orignal pour toi toute seule, c’est du gaspille. Tu as une famille pas loin qui pourrait venir le chercher? »
Le corbeau s’était envolé sur un poteau téléphonique qui bordait la route. Elle le regarda comme s’il pouvait avoir une réponse.
Venir chercher la viande… son corps vivant, le corps allongé. Si elle était un buck femelle morte, ou corbeau volant, saurait-elle plus où sa vie mène à la satiété?
« Je vais à Montréal. Faites-en ce que vous voulez. Il est frais tué de cette nuit. »
« Ton arc, tu fais quoi avec… »
Elle prit l’arme, ajusta la flèche qui avait transpercé la bête encore maculée de sang. Elle visa le corbeau qu’elle venait de nourrir.
Le policier ricana, un peu niaisement.
Elle le tua.
Et partit avec son auto, loin, en laissant le corbeau manger les tripes de l’orignal.
Ou le policier.
Elle ne se tourna pas pour savoir la faim d’autrui , elle cherchait sa fin propre.