Léonard Nadaud était le dernier d'une longue lignée d'épiciers de village. Vous savez, ces bienfaiteurs de l'humanité qui tenaient l'unique bar, la seule pompe à essence, le stock de bouteilles de gaz, qui étaient ouverts de l'aube au coucher du soleil, sept jours sur sept, et à qui vous pouviez demander ce que vous vouliez, ils l'avaient dans leur stock sans fond et sur leurs kilomètres de rayonnages.

Ils faisaient aussi dépôt de pain et sillonnaient les chemins vicinaux avec un vieux tube Citroën jusque dans les hameaux isolés pour dépanner les vieux et tous les petits paysans non motorisés.

L'unique téléphone de la commune, le téléphone public était chez eux. Ils faisaient le bonheur des enfants avec leurs bocaux de verre remplis de boules de gomme, de caramels à un franc et de bâtons de réglisse, et ils étaient toujours partants pour faire cuire une omelette à quatre heures de l'après-midi pour un pauvre citadin épuisé.

De vrais anges ruraux, je vous dis.

Et puis la modernité a fondu sur les campagnes avec ses doigts crochus. Tout le monde s'est équipé d'une automobile, s'est mis à comparer les prix avec ceux du supermarché tout proche et ce "brave Léonard" devint "Léo l'arnaqueur", du jour au lendemain. On le regardait avec suspicion, les bruits les plus fous coururent sur lui. La clochette de la porte d'entrée du magasin ne sonna plus qu'épisodiquement pour un jour, ne plus sonner du tout.

Léonard fut obligé de tout mettre en vente, même quelques terres proches du village qu'il achetait lors de sa période flamboyante, dès qu'il avait quelques économies de côté. Il ne conserverait qu'une mauvaise bicoque pour y habiter.

Les candidats ne se bousculèrent pas au portillon. Il y avait un gros stock, dont une partie périssable. Même s'il baissait son prix, les candidats secouaient la tête, désolés. Au bout de deux ans, une bande de chevelus-barbus se présenta, et après une ultime discussion, obtinrent un rabais supplémentaire et emportèrent le morceau.

Ils étaient jeunes, dynamiques, les inscriptions d'enfants permettraient de pérenniser une classe et la cour de l'école retentirait à nouveau de rires aigus. Le maire les aida à racheter un grand bâtiment de ferme ainsi qu'une quarantaine d'hectares. Leur "magasin général" redevint le centre de vie du village. Ils organisèrent des spectacles dans l'arrière salle du café et l'un d'eux s'occupa de redynamiser le Comité des Fêtes et d'en prendre la présidence. Ils s'impliquaient dans la vie communale, rendaient service. Ils se relayaient pour rendre visite aux personnes âgées, voir si elles avaient besoin de quelque chose. Le Mardi, une espèce de marché s'organisait dans la grande salle : les producteurs environnants amenaient ce que les habitants leur avaient commandé la semaine précédente et prenaient les commandes pour la suivante. Cela permettait d'avoir des produits frais, pas d'invendus, et de programmer par exemple l'abattage d'une grosse bête que chacun pourra mettre au congélateur ou s'associer pour la consommer de suite.

Et surtout, par leur gaieté, ils reinitiaient une vraie vie sociale. Le soir, des parties de boules s'organisaient derrière l'épicerie, le bar ne désemplissait pas et tous les âges délaissaient leur téléviseur pour venir se distraire in vivo autour de la grande cheminée monumentale. Les veillées intergénérations d'antan, où l'on draguait, où l'on perçait les abcès relationnels avant qu'ils ne s'enveniment, où l'on improvisait des contes, des chansons sur la base de ce qui nous était arrivé pendant la journée, retrouvaient leur vivacité authentique. On y jouait aux cartes, aux échecs, mais on y travaillait également : on y pelait les châtaignes, on y tricotait, ou bien on y réinventait une démocratie participative.

Un qui était furax du succès rencontré par les esstrangers, c'était Léo l'arnaqueur. Il avait beau grincer des dents, appeler au boycott contre les marginaux, ces mal-lavés, on lui rétorquait : "Mais avec leur système, ils sont encore moins chers que Géant Canivo ! Et en Bio, en plus ! Tu n'es qu'un jaloux !"

L'œil de Léonard Nadaud se mit à briller d'une méchante lueur en lisant la Une de "La montagne". Voilà l'idée de vengeance qu'il cherchait depuis un moment. Il enfila des gants, prit une feuille de papier vierge au milieu du paquet, un stylo-bille et commença à écrire :

"Messieurs,

je suis un honnête citoyen et c'est le sens du Devoir ainsi que le respect de nos Lois sans lesquelles il n'est pas de Société viable qui me poussent à vous faire part de graves agissements terroristes dont le hasard m'a rendu témoin.

J'accuse avec force la communauté d'activistes anarchistes dont la base de repli est l'épicerie de Tarnac, en Corrèze, d'être les auteurs des honteux sabotages effectués récemment contre les caténaires de la SNCF.

Et en particulier leur chef, le dangereux Julien Coupat.

Signé : Un ami de la République, qui désire rester anonyme par modestie"

Ce dessin génial est de Jean-François Batellier. Je ne saurai trop vous recommander d'aller sur son site . Une liberté de ton de ce tonneau là se fait de plus en plus rare. Pour pas cher, vous pourrez lui commander quelques-uns de ses bijoux tendres ou féroces, ou carrément un de ses albums. Il le mérite et vous ne le regretterez pas.