Lesconil, port de pêche en pays Bigouden, près de la pointe de Penmarc’h, un pays magnifique et rude à l’image de ses hommes, marins courageux et durs à la tâche.

Début mars, le temps est gris, il pleut à seaux, la mer est mauvaise, le printemps approche, mais il y a en cette saison parfois de sérieux "coups de tabac".

Cédric Le Gall, bien campé dans ses bottes jaunes, surveille l’embarquement, tout en prenant sa part de labeur. C’est le début de la pêche à la langoustine, plusieurs heures pour atteindre "la grande vasière", lieu de prédilection de ces crustacés.

La "Morgane" est un solide chalutier, construit en bois de pêche aux chantiers de Léchiagat. A son bord cinq hommes :

- Cédric le "bosco" ou maître de manœuvre, on pourrait dire : le capitaine.

- Le maître coq, chargé des repas, matelot, en dehors du service.

- Et trois hommes affectés à la manœuvre, aux treuils, et au relevage de la pochée.

Parmi ces hommes, Yvon Le Mennec et Julien Trouadec, Julien un enfant de la D.A.S.S, élevé au Guilvinec, tout proche, abandonné à la naissance, d’une mère ayant accouché sous X.

Quelques années plus tôt, Yvon et lui avaient jeté leur dévolu sur la même jeune fille, la douce Marie. Le Mennec, l’avait emporté, dans cette "joute", puis l’avait épousée tout naturellement une dizaine d’années plus tôt.

Pourtant Julien et elle avaient beaucoup de choses en commun : tout d’abord et surtout, une enfant de la D.AS.S, elle aussi, née de mère inconnue, comme lui, ça aurait dû les rapprocher, mais Marie en avait décidé autrement, peut-être un peu pour ne pas avoir son propre reflet devant elle chaque jour.

Certains signes ne trompaient pas : Julien se rendait bien compte que la douce Marie n’était pas heureuse, plusieurs fois il avait constaté qu’elle portait sur le visage des traces de coups. "Je me suis cognée", bredouillait-elle en guise de justification.

Les 220 chevaux du diésel arrachent sans peine le chalutier, qui après un large virage prend la direction de la pleine mer.

Cédric le Gall est à la barre, à coté de lui, la V.H.S est allumée. Les pêcheurs, nombreux dans le secteur, restent en contact permanent, il y va de leur sécurité, toutefois le canal 16, lui n’est utilisé qu’en cas de danger, il sert notamment à envoyer les S.O.S en cas de besoin.

Pas moins de trois heures de route avant d’atteindre la zone de pêche, l’équipage en profite pour se reposer, car ils se sont levés à 3 heures ce matin pour appareiller, un petit roupillon avant d’attaquer les hostilités !

Ils font entièrement confiance à leur capitaine. Il saura éviter l'Ynizan, ces rochers à fleur d’eau situés face au port.

Huit heures, la mer est forte, le vent d’ouest s’est renforcé, ça ne va pas être une promenade de santé songe Le Gall, la "Morgane" est sur zone : la grande vasière un plateau situé au sud des îles Glénan, en cet endroit de mars à juin, on pêchera les demoiselles, nom affectueux que l’on donne aux langoustines par ici.

Yvon et Julien sont à la manœuvre des treuils, Yvon a bu, comme à son habitude, s’il n’était pas un cousin de son épouse, il y a belle lurette que Le Gall l’aurait renvoyé.

Le treuil, c’est une manœuvre délicate, de là dépend toute la pêche. Des chaluts qui s’emmêlent et ça peut être la catastrophe, surtout par des mers comme aujourd’hui.

- Ça ira ? interroge Cédric en regardant Yvon.

L’interpellé tourne la tête.

- Pourquoi qu’tu veux qu’ça va pas ? Torr-penn !

Les chaluts sont mis à la mer, le travail des matelots préposés à la manœuvre des treuils est prépondérant, c’est à eux de "sentir" si le treuil n’accroche pas.

Il n’est pas rare même à notre époque que des carcasses d’avions datant de la dernière guerre se prennent dans les filets ou, pire, des mines encore actives. A la moindre tension anormale des funes (câbles qui retiennent les chaluts), il faut relâcher, car un câble qui se rompt et ce sont les torons d’acier qui tournoient d’un coup à une vitesse fulgurante et sont capables de décapiter son homme en moins de temps qu’il ne faut pour le dire !

Soudain le treuil d'Yvon semble avoir des difficultés, alors il abandonne un moment son poste, chose que l’on ne doit JAMAIS faire, mais est-ce son état d’ébriété ?

Toujours est-il qu’il se penche, au même moment une déferlante s’abat sur le tribord de la "Morgane", Yvon chancelle, perd l’équilibre et bascule, il reste accroché au plat-bord.

Julien a tout vu, mais il ne bouge pas. Dans sa tête, le sourire de Marie. Il ne la mérite pas, songe-t-il. Deux ou trois secondes s’écoulent, puis il quitte son treuil lui aussi et se dirige vers Yvon. Une autre grosse vague, Julien se cramponne, ferme les yeux. Quand il les ouvre de nouveau, Yvon a disparu !

Julien se penche, la mer bouillonne, pas de trace de son co-équipier, il regarde un peu plus loin et le voit. Il est retenu à la grosse chaîne qui assure le parallélisme entre les deux chaluts, son corps est ballotté, sans cesse sa tête poussée par les vagues heurte la manille d’acier qui relie les morceaux de chaîne, on distingue une large plaie au niveau du temporal droit.

Vite ! Il faut avant tout remonter la pochée, laisser les chaluts comme ça, c’est trop dangereux par une mer démontée, il suffirait que les chaluts s’emmêlent et la Morgane pourrait chavirer. Une par une, les pochées sont remontées, les nœuds de cul desserrés, ce sont eux qui assurent la fermeture du filet, la pêche est là sur le pont.

Le corps d’Yvon à moitié recouvert de poissons et de langoustines, le spectacle est morbide.

Alors deux hommes plus le capitaine se chargent d’emporter le corps, ils l’allongent sur sa couchette et le recouvre d’une couverture grise, un petit signe de croix, puis ils remontent.

Julien est déprimé, Le Gall a posé la main sur son dos :

- Ne culpabilise pas Juju, Yvon n’était pas dans son état normal, c’est moi le coupable, je n’aurais pas dû le laisser à la manœuvre vu l’état dans lequel il se trouvait.

Il n’empêche que dans son for intérieur Julien se sent responsable : qui sait si sans ces quelques secondes d’hésitation il ne lui aurait pas sauvé la vie… Qui sait ?

Rentrés à terre, il a fallu apprendre la nouvelle à Marie, elle ne s’est pas effondrée, juste un peu le regard voilé.

Marie est de santé fragile, elle est venue au monde avec un seul rein, et encore pas bien gaillard le rein. Avec Yvon, ils n’ont pas eu d’enfants. Dans son état, ça n’aurait pas été prudent. Est-ce pour cela que son mari s’était mis à boire puis à la frapper ?

De toute façon, il est trop tard pour ce genre de question.

La vie a repris, comme le dit la formule consacrée, la pêche aux "demoiselles" a été bonne. Presque chaque jour Julien rend visite à Marie. Elle apprécie sa compagnie. Quant à lui, son lourd secret est un peu difficile à porter, un seul regard de la douce… Il oublie tout.

Et puis un matin, Marie ne se sent pas bien, elle est fiévreuse, le médecin diagnostique un problème rénal, il faut l’envoyer de toute urgence à Rennes. Ces derniers temps, il a fallu rapprocher les séances de dialyses, ce qui n’empêchait nullement Marie d’avoir constamment une petite fièvre.

Ton rein est fichu ma pauvre petite, lui avait déclaré le médecin qui la connaissait depuis de nombreuses années, il va falloir sérieusement envisager une transplantation… Seulement trouver un donneur compatible, ça n'est pas une mince affaire !

Dès qu’il a appris la mauvaise nouvelle, Julien sans l’ombre d’une hésitation s’est porté volontaire. Il est là ce lundi dans la chambre, aux murs bleus de l’hôpital de Rennes, il tient la main de Marie.

-Je ne peux pas te demander ça Julien, c’est trop risqué !

- Ce qui serait risqué ce serait de ne pas le faire… Je t’aime Marie, depuis toujours, tu le sais bien, laisse-moi te faire ce cadeau. D’ailleurs, avant de venir te voir, j’ai pris rendez-vous afin de faire tous les tests de compatibilité.

Marie l’enlace et dépose un baiser sur ses lèvres, Julien se sent fondre.

- Je t’aime moi aussi, lui dit-elle, si je ne t’ai pas choisi il y a dix ans…

- CHUUUT, Julien a posé son doigt sur ses lèvres, je ne veux pas savoir, ce qui compte c’est aujourd’hui, et ce que nous allons faire : te sauver !

Julien est revenu, il a passé la journée au CHU de Rennes, radios, prises de sang, scanner, le diable et son train comme l’on dit !

Il en a profité pour aller rendre visite à sa malade préférée, ils se sont longuement embrassés.

- Nous serons fixés dans quelques jours, je reviendrai, je croise les doigts pour que nous soyons compatibles, ce serait une telle joie.

- Tu es trop gentil Julien, a-t-elle murmuré avant de se rendormir.

Une semaine plus tard, Julien revient à l’hôpital, n’y tenant plus il se rend directement au bureau de la responsable de l’étage, avant même d’aller voir Marie.

- Monsieur Trouadec, votre sœur a bien de la chance d’avoir un frère tel que vous ! L’opération va pouvoir avoir lieu, vous êtes parfaitement compatibles, et ça n’est pas toujours le cas entre frères et sœurs !

- Ma… Ma sœur ?

- Ben oui ! Madame Marie Le Mennec, c’est son nom de femme, n’est-ce-pas ? Mais vous me faites marcher Monsieur Trouadec, en tout cas les analyses A.D.N sont formelles et elles ne se trompent jamais… ELLES : Marie Le Mennec est votre demi-sœur, vous avez Papa ou Maman en commun ?

Dessin : Andiamo 2009 pour Blogbo.