Le Monsieur, dans mon petit village du Périgord d'une centaine d'habitants, c'était le Maître, l'instituteur, enfin en aucun cas l'enseignant, et nous ses apprenants, selon le langage mammouth actuel ?

Dire le respect qu'il y avait derrière cette appellation est difficile. Le Monsieur, traduction approximative de Lou Moussu, c'était traditionnellement le seigneur ou le bourgeois du village, le seul qui savait lire et écrire dans la commune, le seul à être abonné à un journal, à posséder des livres, le seul qui pouvait défendre ses voisins paysans dans leurs affaires de justice ou d'impôts, celui qui leur lisait les lettres du fils au front, qui répondait aux pudiques, aux allusives lettres d'amour... Il expliquait, il conseillait, négociait, décortiquait les nouvelles lois.

Il était l'indispensable rouage de la communauté. Sans lui, les habitants auraient été des serfs, des animaux.

Alors bien sûr, fallait quand même pas exagérer non plus, l'ancien château ou gentilhommière construit en sentinelle en haut de la petite colline a été démoli, sans doute à la révolution, et fut érigée à sa place la mairie accolée à son école obligatoire, laïque et républicaine. Jules Ferry leur envoya un de ses hussards chargé d'unifier la France par l'apprentissage en force du français, et Lou Moussu devint Le Monsieur, objet de toutes les admirations, qui reprit le rôle.

Quand je vois les parents actuels demander RV aux "professeurs des écoles" pour rouspéter contre la faiblesse des notes de leur petit génie incompris ou contre la dureté des exercices, voire pour leur casser la gueule ou se plaindre à l'inspecteur d'Académie, je me dis que j'ai dû passer le mur du con sans m'en apercevoir et que je vis désormais dans un monde parallèle aux valeurs symétriquement inversées.

Dans les années soixante, au simple évoqué de Monsieur Mesnard, tous les présents se mettaient à baver et leurs yeux à briller, extasiés. Le Monsieur, c'était le Bon Dieu descendu sur terre, c'était un fait acquis. Quand mes parents, ou ceux de mes copains, le rencontraient, ils le saoulaient de félicitations et la conversation finissait toujours par "Et n'ayez pas peur de le visser, il a tendance à se laisser aller".

C'était juste histoire de garder la corde tendue, car la moyenne de la classe tournait autour de 18/20. Nous nous battions comme des lions pour obtenir et conserver l'estime du Monsieur. C'était une classe unique, de la maternelle au certificat d'études dans la même pièce, avec le même Monsieur, alors il fallait respecter le travail des autres. On entendait les mouches voler et ronfler le poêle Godin. Nous étions suspendus aux lèvres du Monsieur, d'où sortait une voix calme et bien timbrée. Si nous voulions poser une question, nous levions le doigt et nous attendions d'être désignés par la longue règle. Seul le crissement de la craie troublait le silence lors du calcul mental : le Monsieur écrivait l'opération au tableau, nous nous jetions frénétiquement sur nos ardoises pour être le premier à la lever à bout de bras, revêtue du résultat exact, jamais faux. Notre but était bien de lever l'ardoise le premier. Nous recensions nous-mêmes nos points, le Monsieur nous faisait confiance. Pour pouvoir s'occuper des autres niveaux, il nous donnait des devoirs, ce qui fait que le soir, nous étions entièrement libres dès le portail de l'école franchi. Si nous avions fini avant les autres, nous pouvions aller silencieusement au fond de la classe emprunter un livre sur les rayonnages. Ou bien il nous embauchait pour faire lire des plus petits. Ou bien on aidait les moins rapides. En chuchotant, on avait le droit.

Un des rôles que la petite communauté villageoise attendait de lui était la préparation du spectacle de fin d'année. Nous faisions tout, décors, costumes, aidés par les mamans, il fallait apprendre des saynètes, des danses, des poèmes. Il fallait faire le tour des fermes pour recueillir des lots pour la tombola, c'était toute une histoire. Le jour dit, tout le village était là dans la salle des fêtes, payait son entrée, et à l'entracte buvait un coup en mangeant les gâteaux faits maison. Le bénéfice de la soirée payait à toute l'école un voyage touristique en car. Nous, petits ploucs sans même la télé, avons visité ainsi Banyuls, Carcassonne, l'île de Ré...

Je me souviens aussi que, tout pilier laïque et athée de la société que le Monsieur était, son attitude envers son "adversaire" le curé était neutre et respectueuse. Il laissait filer en avance ceux qui devaient aller au catéchisme ou aux "retraites", sans petit sourire ni la moindre remarque.

Un jour, Monsieur Mesnard tomba malade et l'on vit arriver un jeune remplaçant, frais émoulu de l'Ecole Normale, à qui il nous fallut tout expliquer les règles, bien comme il faut, comme les appliquait le Monsieur. L'apprenti instituteur fut très sage et nous obéit en tous points. Et nous n'eûmes pas la cruauté de relever ses évidentes lacunes en matière de pédagogie. À l'impossible, remplacer le Monsieur, nul ne peut être tenu.

Il ne s'agissait pas d'un de ces arrêts-maladie de complaisance puisque nous enterrâmes notre Monsieur peu après.

Monsieur Marsac, au caractère au moins aussi bien trempé, mais à la santé meilleure, réussit à se faire titulariser dans nos cœurs, à la satisfaction générale de toute la commune, qui l'adopta comme nouveau Monsieur.

Si le hasard fait que vous tombiez sur ces lignes, Monsieur Marsac, je serais ravi que vous vous manifestiez.