DRRRIIING ! La sonnerie aigrelette du biniou placé sur le bureau de Crafougnard vient de retentir. Rapide comme un crotale qui vient de jeûner six mois, Julien a saisi le manche noir du combiné.

- Allo ?

- C’est toi, Dugland ? questionne une voix enrouée à l’autre bout du fil.

Julien sait que son patron est au téléphone, non pas qu’il reconnait sa voix, car elle est trop enrouée, mais ce sobriquet « Dugland », il est le seul à le lui donner. Tout autre se ferait renvoyer dans les 22 mètres avec bourre-pif à l’appui !

- Oui patron, c’est moi…

- Bon, prend la quinze et viens me chercher, j’ai trop la crève pour prendre le bus.

- Oui patron j’arrive, mais où est-ce que vous créchez ?

- Au 40 de la rue du Mont Cenis, dans le XVIIIème, deuxième étage, porte droite… Et fait fissa... Understand, Dugland ?

- Oui patron, je connais le quartier, j’hab…

- J’m’en fous où tu crèches : rapplique dare-dare !

Toujours aussi aimable le Boss, songe Julien en embrayant un peu brutalement le six cylindres de la quinze chevaux Citroën.

Les deux étages avalés à lure-lure, Julien sonne à la porte palière de droite…

- Oui, répond une voix féminine, en même temps que s’ouvre la porte.

Julien est pétrifié ! Une adorable jeune fille le regarde. Lui reste planté dans l’encadrement.

- Entrez, Julien… Vous êtes bien Julien, n’est-ce pas ?

La jeune fille sourit : dix-huit ou dix-neuf ans, grande, brune, longs cheveux tombant sur ses épaules.

- Oui, balbutie ce dernier, je viens chercher le commissaire Chauguise.

- Papa ! Julien est là ! Vous prendrez bien un café ? Je viens justement d’en faire.

- Merci, avec plaisir.

Chauguise apparait à ce moment-là.

- Pas l’temps ! Allez Dugland, on file ! T’as cours ce matin, Juliette ?

- Oui, Papa.

- Bon, ne sois pas à la bourre… A c’soir

- A ce soir, Papa !

- C’est votre fille, patron ?

- Non ! C’est sœur Catherine Labouré, t’as pas vu la cornette ? Bon autant te mettre au parfum illico : et d’une, c’est pas du mouron pour ton s’rein ! Et deux, elle porte des robes en ardoise, afin que les crapauds dans ton genre ne puissent pas s’accrocher ! Et trois, si tu t’incrustes, on va te retrouver sous le pont au Change, avec les ribouis dans une bassine de béton ! Verstehen ?

- Ben patron, qu’est-ce qui vous prend ? Je suis correct…

- Moi aussi, j’suis correct, mais j’anticipe… Allez drive-nous au trente-six, et basta !

Tout au long du chemin Chauguise tousse et éternue !

- La vache, j’ai chopé une de ces crèves ! Habituellement, j’aime bien venir en bus, respirer la rue, regarder les gens, les p’tits métiers qui parcourent nos avenues, j’adore ça, tu comprends ? Toute cette vie, dans cette ville magnifique !

Putain le vieux devient bucolique, ce doit être la fièvre, songe Crafougnard.

Boulevard Ornano ; puis Barbès ; le Magenta ; le Sébasto… Point de sens interdits ou si peu, début années cinquante !

A fond, Crafougnard passe devant Le Châtelet, un grand calicot reproduisant le portrait de Luis Mariano dans : « le chanteur de Mexico ».

Julien entonne à tue-tête (sans le contre ut toutefois) : MEXI….IIIIIIIICOOOOOO !

- Mets-y un p’tit pain ! Tu vas affoler le bon peuple… Ils vont penser que tu viens de te coincer les joyeuses dans la portière !

Enfin le boulevard du Palais. Un « à droite » et Julien gare la quinze.

Une journée un peu morne…. Dix-sept heures.

- Hé, Dugland ! Tu m’ramènes chez moi, j’suis crevé ! J’vais aller me foutre au pieu avec quelques bons grogs et mon bada au pied du schlaff, quand j’en verrai trois : j’serai guéri… Le Docteur Négrita, y’a qu’ça d’vrai !

Guère de circulation (eh oui !) : vingt minutes plus tard, Julien gare la chignole juste au pied de l’immeuble de son patron.

- Monte, j’ai été un peu dur avec toi ce matin, tu vas boire un coup.

- Merci patron, c’est sympa.

- MMMHH….

Un peu essoufflé Chauguise arrive en tête sur le palier du second. La porte, SA porte est ouverte !

- Nom de Dieu, c’est quoi ce cirque ?

Il se précipite, entre et appelle :

- Juju, t’es là ? Allez, montre-toi !

Nos deux hommes ont fait le tour de l’appartement : une salle à manger, deux chambres, une minuscule cuisine et un cabinet de toilettes. Pas très grand le logement, mais coquet.

Chauguise d’un geste machinal a relevé son chapeau troué, reliquat d’une interpellation qui avait mal tournée !

Il est effondré… Méconnaissable.

- Il lui est arrivé quelque chose, Julien, je le sens, si je tenais le fumelard…

- Calmez-vous, patron, elle est peut-être sortie faire des courses ?

- Sans fermer la lourde ? Impossible Dugland… Impossible !

Il est là avachi sur une chaise, recroquevillé, lui, le grand Chauguise !

- Ma fillette, tu t’rends compte, Julien ? Je l’ai élevée seul ! Sa pauvre mère est morte après l’avoir mise au monde, j’me suis jamais remarié, je n’ai pas trop confiance en les gonzesses !

Le laissant geindre, Julien inspecte minutieusement les lieux. Dans la cuisine, il trouve un chiffon roulé en boule.

Il ramasse sa trouvaille, défroisse lentement le morceau de tissu qui a dû être blanc et qui maintenant est maculé de taches polychromes.

Regardez patron ! On va le porter à Couilllette… Pardon Monsieur Bourrieux, le responsable du labo. Il nous dira exactement la composition de ces taches, apparemment de peinture, mais faut voir.

- Ouais, t’as raison, Dugland !

D’un bond, Chauguise est debout !

Il va mieux, songe Julien.

- On va le secouer, afin qu’il se mette au turbin illico.

Chauguise a composé de mémoire le numéro de Bourrieux dit « Couillette » : BOTzaris 32 74….

- Couillette ? C’est Chauguise, rapplique tout d’suite au 36, ça urge !

- Mais patron, j’ai fini ma journ…

- Discute pas : il s’agit de MA fille, t’entends ? MA fille !

- Bon j’arrive.

Chemin en sens inverse, les virages sur les chapeaux de roues.

- Tu t’rends compte, Dugland : y’avait même un rapin d’la butte qui voulait qu’elle pose à loilpé pour lui ! Elle l’avait rencontré aux beaux arts : section peinture, là où elle suit des cours, elle veut « faire » dans la décoration.

- Un quoi ? A quoi ?

- Un rapin ! Un peintre, quoi ! Et à loilpé, c’est du louchébem : ça veut dire à poil ! Tu sors d’où ? De Bigounette sur Serpentine ou quoi ?

- Non patron, j’suis d’Limoges !

- Ouais, c’est du kif !

Un quart d’heure plus tard, ils sont quai des orfèvres.

Bourrieux les rejoint dix minutes plus tard. Chauguise lui tend le chiffon :

- Analyse-moi ça, Couillette, j’veux savoir exactement le genre de barbouille dont il s’agit !

Bourrieux a pris le linge, puis est entré dans son labo.

- Tout l’monde dehors ! J’veux personne dans mes mocassins quand j’bosse !

Chauguise et Crafougnard sont assis dans le couloir, le patron a allumé une « Boyard gros module » papier maïs, après avoir tendu le paquet à Julien.

- Non merci, a refusé Julien.

- Chochote, tu sais pas c’qu’est bon !

Une demi–heure et trois Boyards plus tard, « Couillette » sort de son labo, un feuillet à la main.

- Alors ? lâchent en cœur nos duettistes de la Rousse !

- Voilà : peinture « Lefranc-Bourjois », jaune de chrome ; bleu outre-mer ; vert Véronèse ; brun Van Dyck ; blanc de zinc ; et enfin : rouge vermillon ! De la barbouille à l’huile, utilisée généralement par les peintres. Pas les peintres aux balais à chiottes, non, ceux qui font des tableaux… J’peux rentrer m’pieuter, oui ?

- Oui, vas-y… Et merci, Couillette, j’te revaudrai ça !

Un chiftire de peintre ! Ben merde ! Dis donc, Dugland, après ce que je t’ai raconté dans la tire en venant, ça ne te donnerait pas des idées des fois ?

- Ben si, patron, vous pensez que le mec qui voulait peindre Juliet… votre fille, ce serait lui, qui…

- Exaquette ! Faut que je me creuse la tronche, comment il s’appelait ce connard ? Ah la vache ! Il était venu jusqu’à l’appart’ après avoir suivi Juliette, au prétexte : "je vais vous raccompagner Mademoiselle, on ne sait jamais" !... Elle est magnifique votre fille ! qu’il me disait : je voudrais la peindre Monsieur, laissez-la poser pour moi... Vous pourrez assister aux séances, si vous craignez…

Il était là geignant plus que parlant, il m’a raconté je ne sais trop quoi : son grand-père pompier, un nommé Poissonnier, je crois !

- Mais non, patron ! Excusez-moi, mais ce type a voulu vous dire que son grand-père était un peintre académique, un « pompier » comme on les nomme familièrement ! Et son nom n’est pas « Poissonnier » mais Meissonnier : Jean Louis Ernest Meissonnier !

- Ouais, c’est ça ! Chapeau, Dugland ! A Limoges, on jaspine p’têt pas l’jars, mais question barbouille t’es un costaud ! Allez on va l’retaper ce cinglé et on va l’cueillir !

- A cette heure ? C’est pas légal !

- Rien à s’couer ! Et lui, c’est légal : kidnapper une pauvre enfant ?

Chauguise a appelé Fernand son pote des RG, qui lui a communiqué l’adresse d’un certain Gérard Meissonnier. L’individu s’était fait mettre en salle de dégrisement un an auparavant, après avoir copieusement arrosé ses trente ans, et insulté une hirondelle ! (1)

- Il crèche au 17 rue Azaïs, au pied du Sactos quasiment.

C’est à fond les manivelles, que Chauguise et Crafougnard sont arrivés au pied du modeste immeuble un peu délabré, ils ont monté les trois étages menant à l’atelier de rapin, situé sous une verrière.

Sans ménagement, et d’un seul coup d’épaule, Julien a fait sauter la pauvre serrure de l’appartement. Endormie, droguée sans doute, Juliette est allongée sur un sofa miteux, drapée dans un tissu de velours grenat, et face à elle devant son chevalet : Gérard Meissonnier peignant un pot de géraniums posé sur une cimaise !

- Ah ! C’est vous, commissaire ? C’était pas la peine de défoncer la lourde : elle n’est jamais fermée ! Votre fille est une femme-fleur ! Regardez, je suis en train de la peindre.

Julien s’est précipité vers Juliette, elle dort paisiblement, sans doute le cinglé l’a t-il chloroformée ? Elle est habillée.

Dérangé certes, mais pas pervers le rapin, il ne l’a pas touchée, articule Julien qui lève les yeux vers son patron, au moment ou celui-ci décroche une droite magistrale au peintre qui s’écroule d’un coup !

- Tiens, c’est un acompte avant la douche froide qui t’attend à Charenton (2).




1) Les hirondelles étaient ce que nous appelons aujourd’hui des « ilotiers », ils roulaient sur des bicyclettes de marque « hirondelle » d’où leur surnom.

2) La ville de Charenton abritait à cette époque, un hôpital psychiatrique.

(cht'iot crobard Andiamo 2011)