A quatorze ans, j’ai rencontré le plus grand amour de ma vie. Mon père, ce héros, venait de m’offrir mon premier vinyle de Georges Brassens. Un beau « trente-trois tours » ocre brun, avec un atelier de luthier en couverture.

Mon paternel, anar dans l’âme, avait dû penser que j’étais assez grande pour écouter des chansons sulfureuses ou considérées comme telles par les bigotes et les pisse-vinaigre… Ce fut un éblouissement. Si si, je vous assure ! Quelque chose de tellement impérieux, de tellement juste et évident que cet amour ne s’est jamais démenti depuis… un certain nombre d’années.

Je vais vous étonner sans doute, mais je crois qu’il ne se passe pas une seule journée sans que je pense à lui, soit que je le fredonne, soit que je cite un de ses bons mots. Brassens, comment vous dire ? C’est ma seconde nature. C’est ma référence, mon viatique, ma consolation par temps agité.

Brassens, c’est une écriture. Une éthique. Un regard. Une poésie. Et aussi une musique incroyablement universelle. Un peu jazz, un peu swing, un peu blues. Et pas si binaire que ça. A dix-sept ans, je me suis mise à la guitare, pour pouvoir jouer Brassens, me l’approprier. La tête de mon père la première fois que je lui ai chanté la mauvaise réputation ! Trois accords, la mineur, mi, fa… et toute la magie de l’univers de Brassens dans cet inénarrable façon de marquer le rythme en opposant le pouce aux quatre autres doigts : POUM PAPOUM PAPOUM… Après j’ai diversifié les accords et varié les arpèges… Tiens, rien que de vous en parler, là, j’ai des fourmis dans les doigts.

Brassens, quand j’étais encore pucelle, c’est lui qui m’a délurée en m’apprenant tout un tas de mots que je ne connaissais pas… Ne vous moquez pas, je suis allée chercher souvent dans le dictionnaire, à cette époque-là. Tout un florilège de vocables étranges qui éloignaient l’enfance que je perdais peu à peu comme un manteau trop petit. Les filles de joie, les proxénètes, les claques et les tapins, la bandaison (papa, ça ne se commande pas !), l’ultime érection de l’Ancêtre, faire la bête à deux dos, les pensées interlopes de Pénélope, et les trompes de Fallope de Mélanie, qui se faisait reluire la pastille avec un cierge consacré ; et bien avant de passer à la pratique, j’ai fait tranquillement mon éducation sexuelle de chanson en chanson, tandis que ma mère, cette sainte femme, me croyait sagement occupée à faire mes devoirs.

Son petit théâtre m’enchantait par ses personnages hauts en couleur. Je découvrais que son monde était rempli de voyous au grand cœur, de filles accortes et pas chiches de leurs charmes, de femmes mariées à la recherche du grand frisson, de cocus sympathiques et de flics débonnaires ou très cons. Je m’émerveillais de ces petites fables au décor si bien campé en quelques mots, l’Orage, la Fessée, le Mouton de Panurge…

Je pleurais sur les Passantes, et Jeanne, la taulière au grand cœur, qui n’a pas eu d’enfants, mais qui a tous les enfants de la terre de la mer et du ciel….

En arrivant à Paname, la première fois, quel ne fut pas mon émerveillement de découvrir les noms de rues mythiques (pour moi) qui avaient bercé mes jeunes années. La rue de Vanves, la Porte des lilas, la rue Froidevaux, la rue Didot, le Père Lachaise, Champerret, Charonne…

Comme je le disais récemment à Blutch, Brassens m’a aidée à apprivoiser la camarde, en semant des fleurs dans les trous de son nez… L’autodérision, l’humour noir, la tendresse, la liberté, l’irrévérence, la modestie, tellement de valeurs que ce père spirituel m’a apprises pour toujours.

Un été, à une terrasse de café, un chanteur de rue chantait Brassens. Voyant sur mes lèvres que je reprenais toutes les paroles, il s’approcha de moi à la fin du concert, et me dit qu’il avait apprécié que je sois « bon public ». Il ne pensait pas si bien dire. Il faut dire que nombre de spectateurs étaient hollandais ce soir-là, allez donc traduire « pour donner la gougoutte à son chat » dans la langue d’Erasme… Je lui répondis que je connaissais par cœur tous les textes de Brassens. Je vis à son air goguenard qu’il ne me croyait pas. S’asseyant alors à notre table, il dut vite se rendre à l’évidence : je les connaissais toutes, y compris les plus méconnues. Nous nous livrâmes à un bœuf mémorable.

Il y a une chanson de Brassens pour chaque situation de la vie. Tiens, vous avez remarqué que lorsqu’on annonce la mort d’Untel dans les journaux, tout à coup le voilà paré de toutes les qualités… C’était un homme exceptionnel, et patati, et patata… Moi je fredonne automatiquement la chanson du Temps Passé « Les morts sont tous des braves types… » Vous étonnerai-je si je vous dis que j’ai donné à ma fille le doux prénom de Margot ?

Et pour ceux qui auraient encore des doutes sur cet amour ravageur et inconditionnel, je vous invite à aller lire (ou relire) mon texte marathon construit à partir de ses titres… http://celestinetroussecotte.blogspot.fr/2012/02/la-lettre-n.html

Après ce tour d’horizon des mille et une raisons que j’ai de l’aimer, je vais, en bonne maîtresse d’école, vous rouler un patin à chacun, (euh, les filles c’est seulement si vous y tenez absolument…je sais bien que c’est à la mode mais bon, moi, je serais plutôt une hétéroïne de roman). C’est pour moi une façon de lui rendre hommage en appliquant par là un de ses plus jolis conseils:


Des grands aux p'tits en allant jusqu'aux Lilliputiens, embrasse-les tous, Dieu reconnaîtra le sien