Elle était accoudée à la rambarde du pont des Arts, comme un matelot à son bastingage, une gribelle « Gavroche » posée sur sa tête. Cigarette à la bouche, elle fumait comme un homme, je parle des mecs qui bossaient en usine, la clope toujours collée à la lippe. Car prendre une cibiche dans ses pognes quand elles sont pleines de cambouis, ça gâche le cambouis justement !

Les cadenas bloqués par tous les locdus qui tenaient pour éternel leur amour ainsi verrouillé, alors qu’ils ignorent ces pauvres cons que l’amour a besoin de souffle, d’air, de liberté, d’une paire d’ailes comme une jolie colombe… S’il s’envole ? C’est que tu n’auras pas su le captiver, le nourrir suffisamment et c’est tant pis pour ta tronche, faut savoir leur parler… les étonner… les aimer.

Je m’approchais. Elle était belle, une belle chevelure blonde, et quand elle a tourné son visage vers moi je n’ai vu que ses yeux … verts, et là le choc ! Cette gisquette... Mais ça n’était pas possible, je l’avais rencontrée cinquante balais auparavant ! Du coup j’ai fait tomber la mienne de tige, une gauldo années cinquante sans filtre, la camarde au bout du perlot ? Peut-être, mais alors plus vite !

Elle s’est baissée et m’a tendu ma clope…

- Tiens, on fume les mêmes ! Des cibiches d’homme aurait dit Audiard ! Aujourd’hui, on n’en trouve pas facilement, ainsi je me les procure…

- Au bar-tabac qui fait l’angle de la route de Flandre et de la rue Mathis continuai-je. Le Balto, tu ne changes pas tes habitudes Sylviane. Malgré les longues années, tu ne changes rien, pas même toi !

Elle me regarda avec insistance, fronçant légèrement les sourcils.

- Rémy !… Tu es Rémy, ça y est, je te reconnais ! Putain, ça fait un bail !

- Près de cinquante balais, ma belle amazone !

- Ah oui, tu m’appelais ainsi, je m’en souviens, à l’époque je montais dans un haras du côté de Chantilly.

- A la Chapelle-en-Serval exactement.

- La vache, quelle mémoire ! C’étaient des années bénies, je les ai appelées : « les années baise à l’aise », la pilule, pas encore le sida, alors on s’en est donné à cœur joie, ce qui est pris n’est plus à prendre : CARPE DIEM ! Combien de temps sommes-nous restés ensemble ?

- Quatre mois, douze jours et sept heures…

- La vache, t’avais tenu une comptabilité ?

- Non, mais y’en a qui auraient bien voulu que le carpe vive un peu plus qu’un diem ! Mais toi, Sylviane, tu n’as pas vieillie, c’est quoi ce truc ? Tu débarques d’où ?

- Je suis venu dans mon OVNI, me dit-elle en me montrant un vieux gréement amarré quai Conti, là il est camouflé en barlu, biscotte ça attirerait les curieux. S’en suivit un formidable éclat de rire.

- Je me souviens que tu redoutais septembre à cause de cet hiver dont tu ressentais les prémices, aux premiers vents aigres et aux feuilles qui tombaient. Tu avais horreur des arbres dépouillés, on dirait des squelettes disais-tu… BEURK ! Tu vis où maintenant ?

- En Guadeloupe, je suis venue passer quelques jours à Paris, un coup de nostalgie. On va boire un kawa ? Je crèche à deux pas, un copain qui est en visite à Saint-François chez ses parents m’a prêté sa piaule, il savait que j’avais un peu le blues de Paris.

D’autor elle a passé son bras autour du mien, je suis revenu près de cinquante ans en arrière, sauf que maintenant c’est moi qui ai du mal à la suivre…

- J’habite rue de l’Echaudé…

- Sais-tu où on le met, l’index, dans la rue de l’Echaudé ?

- Dégueulis, dégueulis, voilà l’Evèque qui vomit ! Et nous éclatons de rire en nous remémorant ce poème de Prévert.

C’est à quelques pas, une chambre de bonne au sixième sans ascenseur, elle a grimpé ou plutôt avalé les six étages d’un trait, moi derrière je souffre un peu et souffle beaucoup !

- Mais comment tu as fait ? Près de cinquante balais et tu n’as pas pris une ride ni un gramme d’ailleurs ! Tu vis seule apparemment, pas de mec, pas de mômes ?

- Pas pris un gramme ? En disant cela, elle a retiré son pull, elle est nue dessous. Libertad ! ni mec, ni chiares, pas un mec mais des mecs… Je ne suis pas une nonne !

J’ai tout oublié, le lieu, le temps, mes rides, et tout le reste…

Puis elle s’est levée a allumé une clope, me l’a collée entre les lèvres.

- C’est bon après l’amour, a-t-elle dit en allumant la sienne avec un vieux « Zippo » à essence bien puant !

Toujours nue, sans complexes - et il y avait de quoi ! -, elle se baladait dans cette pièces en tirant sur sa sèche, l’œil droit fermé à cause de la fumée, elle préparait un kawa, après tout on était venus pour ça non ?

Elle ouvrit un petit placard, en sortit un grand pot de verre dans lequel se trouvait une sorte de gelée verdâtre, elle y plongea une cuiller à café et la porta à sa bouche en faisant une grimace.

- Ça a l’air dégueulasse ce que tu bouffes ? lui dis-je.

- Si il mio caro, ma quando drovebbe essere ! *

C’est vrai qu’elle avait des origines Ritales, elle s’appelait Marcelli ou Morcelli… Un truc comme ça.

Je me levais, elle avait posé le bocal sur le coin de la minuscule table qui lui servait aussi bien pour taper sur son P.C. que pour manger, dans 14 mètres carrés, c’est difficile de se loger.

Je plongeais la main dans le bocal en retirait une belle quantité de ce truc verdâtre, que j’engloutissais d’un coup ! L’amour que nous venions de faire m’avait donné une faim de loup.

- NON CHE ! hurla-t-elle à s’en péter les carotides !

Depuis, elle s’occupe de moi, je dois avoir 10 ou 11 ans, je ne l’épouserai jamais… Nous ne vieillissons pas !

* quand il faut, il faut.

(chtiot crobard Andiamo 2013)