jeudi 5 septembre 2013
Potemkine
Par Andiamo, jeudi 5 septembre 2013 à 00:03 :: Jus de cervelle
Huguette, debout sur un tabouret branlant, nettoie « ses » carreaux. C’est une petite femme sans âge, les cheveux grisonnants, toujours une réflexion acerbe prête à sortir de sa bouche édentée.
Claude l’a épousée il y a quarante-cinq ans… Quarante-cinq ans déjà ! Certes on ne peut pas dire qu’elle aie inventé l’eau tiède, mais à vingt ans elle était mignonne, un peu ronde : « abondance de biens ne nuit pas » se plaisait-il à dire.
Il l’avait épousée un peu par obligation : une soirée au Moulin de la Galette, rue Lepic, une bouteille de mousseux, deux tangos, trois slows, on va prendre l’air et on se retrouve les pattes en l’air dans la deuch garée un peu plus loin. La suite, vachement banale : enceinte, un mariage vite fait. Dans les années cinquante, on ne badinait pas avec ces choses-là, Monsieur ! On « réparait » et c’est tout !
Une petite Jeanine née sept mois après le mariage. « Tout va si vite de nos jours » disaient les grands-parents un peu gênés !
Au début, ils ont habité un deux-pièces à Aubervilliers, au premier étage d’un immeuble correct et bien entretenu. Puis, en 1960, Adrienne Pageon, la maman d’Huguette, est décédée, suivie de près par Auguste Pageon, son époux. Alors Huguette, Claude et la petite Jeanine ont emménagé dans l’appartement des parents, un trois-pièces-cuisine situé au 14 de la rue Chappe à Montmartre, que le papa d’Huguette avait acquis à grand peine après une vie de labeur. Seule enfant, Huguette en avait hérité.
Elle est là, frottant ses carreaux, le chiffon dans une main, dans l’autre le produit miracle qui fait reluire tout ce qu’il touche ! Elle a vu ça à la télé : une nana gaulée comme une Ferrari, un coup de spray et hop, la gazinière cradingue prête à réintégrer les stands « Darty » ! Comme neuve, la gazinière… Elle y croit, Huguette, dur comme fer ! Des sprays, des pâtes miracles, des liquides plus ou moins visqueux, il y en a plein les étagères !
C’est comme ses crèmes à la con sensées lui apporter la jeunesse éternelle ! « Avec ses rides et sa peau tannée, elle devrait acheter des sacs de plâtre » pense Claude en la voyant étaler copieusement des tartines de crème parfumée au patchoulli, ou pire au cuir de Russie. Claude a horreur des parfums, une sorte d’allergie, alors elle le fait exprès, juste pour l’entendre éternuer !
Pareil avec la cuisine, elle ne s’emmerde pas : surgelés, surgelés, surgelés et, de temps en temps, un effort, l'ouverture d'une boîte de conserves.
Enfin, hier, elle a dépassé les bornes : sur ARTE passait « le cuirassé Potemkine », le chef-d’œuvre d’Eisenstein. Claude, afin d’avoir la paix, la laisse toujours choisir le programme, mais là, il tenait à revoir ce film…
- Quoi ? J’en ai rien à foutre d’Einstein ! Il ferait mieux de s’occuper de son cul !
- Pas Einstein, Eisenstein ! Et puis Einstein était un physicien, Eisenstein était un grand cinéaste, ce film est un pur chef-d’œuvre !
- Rien à foutre ! Ce soir, il y a « trou de serrure », une télé-réalité tellement bien pipeautée qu’on croirait voir les deux orphelines, pas question que je loupe « MON » émission !
Et Claude s’était farci ce lot de conneries puis, vers 9 h 45, était parti se coucher. Huguette avait alors monté le son, juste pour l’emmerder.
La musique, les cris, les beuglements des hystéros, tout passe à travers la mince cloison ! Il ne dort pas, il lui revient cette phrase qu’elle lui hurle toujours au cours de leurs nombreuses engueulades :
- N’oublie pas que tu es « CHEZ MOI » ! Si ça ta plaît pas, tu te casses !
Afin de faire l’extérieur de la fenêtre, Huguette se tourne légèrement, Claude se lève puis, brusquement, pousse Huguette. Un grand cri. Le bruit sourd d’un corps qui atterrit sur le toit d’une Clio…
Les pompiers sont arrivés les premiers, suivis d’un Samu. Elle a été conduite à l’hôpital Saint-Antoine tout proche, au service « réanimation ». Bien sûr, les flics ont enquêté. Rien de suspect, le truc banal en somme : Madame nettoie ses carreaux, juchée sur un tabouret bancal, elle se penche un peu trop et c’est vole, vole, papillon !
Bien sûr, Claude est allé à Saint-Antoine voir sa « chère » épouse, plus afin de ne pas éveiller les soupçons que par compassion, et encore moins par amour ! Au bout de six jours de soins intensifs, Huguette est sortie de « réa ».
Le chirurgien qui l’a opérée a prévenu Claude :
- La colonne a été touchée au niveau des lombaires, la mœlle épinière aussi, et malgré nos efforts votre femme ne remarchera pas, Monsieur Magnard, nous l’avons informée.
Elle a voulu une chambre seule. Dès la première visite, son regard haineux s’est porté sur Claude.
- Je sais que tu m’as poussée… Je t’ai vu, ordure !
- Mais… Mais…
Ferme ta gueule ! Je sais ce que j’ai vu ! Je ne dirai rien aux cognes, j’ai pire que la taule comme punition : tu vas t’occuper de moi, me porter, me laver, m’emmener aux toilettes, me sortir, et t’as pas intérêt à renauder sinon je balance tout aux lardus. Je leur dirai que tu me menaçais, enflure !
Alors, tous les jours, Claude s’en est occupé : la toilette, l’habiller, et pratiquement tous les après-midi descendre le fauteuil roulant d’abord, puis Huguette ensuite, l’installer, et la promener sur les pavés disjoints de la butte, les côtes de plus en plus pénibles, et elle…. elle et son rire édenté…
-T’en chies, hein, enfoiré ! T’en chies, j’espère !
Mai…. Le printemps est là, sur la butte aussi, quelques rares lilas blancs passent par-dessus les vieux murs de pierre des petites maisons anciennes appartenant à des privilégiés. Claude, sous l’exigence de son acariâtre épouse, a poussé le fauteuil près du Sacré-Cœur. Le square Nadar et ses bancs si bucoliques, le grand escalier faisant face à la Basilique, les courageux le montent à pied, les autres prennent le funiculaire.
Claude s’est assis sur l’un des bancs, il venait là autrefois avec celle qui était sa fiancée, ils passaient des heures à se bécoter ! Claude s’est levé a poussé le fauteuil, au passage un bref regard au Chevalier de la Barre, statue en bronze à l’entrée du square… Ils sont là, face aux escaliers.
Lentement Claude a sorti une banane de sa poche, il l’épluche tranquillement sous le regard mauvais d’Huguette.
- Qu’est-ce que c’est que cette fantaisie de bouffer une banane le matin ?
- Tu sais, connasse...
- QUOI ?
- Ne m’interromps pas, je te prie… Dans le film d’Eisenstein « le cuirassé Potemkine », il y a une scène, un « classique », au cours de laquelle un landau dévale un escalier au cours d’une émeute. Cette scène est cultissime. Et bien, mon bel amour, tu vas la refaire rien que pour moi !
Claude a jeté la pelure de banane au sol, il a posé le pied dessus, a fait mine de glisser en poussant un grand cri, s’est affalé sur les pavés, tandis que le fauteuil part dans le grand escalier pour un « remake » inoubliable du cuirassé Potemkine…