Quand j’étais petite – oui parce que j’ai été petite, à une époque, aussi étonnant que cela puisse paraître, je n’ai pas toujours mesuré mon mètre 73 – nous n’avions pas les jeux sophistiqués auxquels s’adonnent nos charmantes têtes blondes de nos jours. Je me souviens que mon père avait inventé une activité formidable pour les après-midis de pluie, quand nous avions la chance qu’il fût là. (C’est à dire pas très souvent) Il s’emparait d’une grande feuille de papier à dessin, d’une règle, d’une mine de plomb, d’une gomme, de crayons de couleurs, et nous nous rassemblions, mes frères et moi, autour de lui, remplis d’une excitation fébrile. Alors il se mettait à dessiner la maison de nos rêves. Il faut dire que nous habitions alors un F4 exigu dans un immeuble vieillot appelé pompeusement "le Matin Calme". Chacun de nous lui disait à son tour sa façon de voir les choses. Un perron majestueux, deux tourelles, des cheminées pour le père Noël, des faîtières et des barrières en fer forgé, un kiosque à musique au fond du jardin. Peu à peu le projet prenait vie. Maman avait droit à son balcon fleuri de glycines. Chaque petit carreau des fenêtres brillait d’un reflet personnel, sous forme de trois traits de crayon gris. Il y avait bien quelques disputes, lorsqu’il dessinait, par exemple, un chien-assis sur le toit et que tout le monde voulait que ce fût sa chambre. De guerre lasse, papa alignait quatre chiens assis, ce qui allongeait considérablement la façade de la maison. Les persiennes étaient invariablement vertes, sa couleur préférée. L’agencement du jardin réclamait beaucoup de soin, c’était aussi l’occasion de nouvelles chamailleries car mes frères désiraient des terrains de jeux pour ballons, tentes d’Indiens et petites voitures, alors que je rêvais d’un bassin dans lequel s’ébattraient grenouilles, poissons multicolores et feuilles de nénuphars… Mes frères étant en supériorité numérique finissaient toujours par avoir le dernier mot et mon jardin japonais d’agrément, réduit à la portion congrue, battait en retraite devant l’avancée des Comanches. Pour ne pas me vexer, mon père rajoutait çà et là quelques lapins ou écureuils, avec un grand souci du détail, mais je tremblais que ces pauvres petites bêtes ne se prissent un coup de fusil intempestif en traversant la pampa, poursuivies par une horde de sauvages en tenue de football. Au bout d’une heure ou deux, la maison de nos rêves était devenue le château des mille songes, la tour de Babel, un aimable capharnaüm plein de joie et de cris, une explosion de couleurs sous lesquelles il était bien difficile de reconnaître les contours de départ sagement tracés à la règle par un papa encore maître de la situation…

Mon père n’a jamais eu sa maison aux volets verts avec les tourelles. Mais il nous a transmis une chose primordiale : le pouvoir de rêver éveillé. De savoir créer un monde à partir de rien, par la simple magie de l’imagination. Ce fut pour moi un cadeau très précieux. ¸¸.•*¨*• ☆