Ils sont venus, ils sont tous là...

Pour une fois ce n'est pas un enterrement, mais un anniversaire. 90 ans, ça se fête, il n'y en a pas tant qui y arrivent, quoique... On compte ce jour là un couple de 93 et 90 ans, un ami d'enfance du cousin dont c'est l'anniversaire, 90 ans aussi: “On s'est connus, on avait 8 ans”. Quatre-vingt deux ans d'amitié, ça fait rêver. Du nord et du sud, du centre et d'ailleurs, les enfants, petits-enfants, arrière petits-enfants ont accouru, plus les cousins, cousines, germains ou issus de germains comme on dit, avec leurs conjoints officiels ou non. Quelques vieux amis aussi... En tout, 35 personnes. Ca fait du bruit, des embrassades, des rires... Ca fait du bien.

Le fils cuisinier a concocté un menu qui fleure bon les repas de famille des années soixante: à part les huîtres grâtinées, très nouvelle cuisine, il a préparé un vol-au-vent au ris de veau et pépites de foie gras, un filet de boeuf et son gratin de pommes de terre, châtaignes et champignons, et une omelette Norvégienne. Des siècles que je n'avais pas mangé ce genre de plats, qui me rappellent maman, qui aurait eu, si elle avait vécu, le même âge à deux mois près que son cousin aujourd'hui nonagénaire.

– Plus personne ne mange d'omelette norvégienne, confirme le cousin restaurateur. Ils réclament tous des crèmes brûlées ou des fondants au chocolat.

La mode sévit aussi en cuisine, mais quel bonheur de manger “vintage”!

Le cousin souffle ses bougies, il n'en revient pas d'avoir 90 ans et prononce ce nombre avec respect et incrédulité. Ceux de 60, comme de 40, le rassurent: eux non plus n'en reviennent pas d'avoir leur âge. Comme écrivait Benoîte Groult, on garde toujours vivaces en soi la petite fille, la jeune femme et la femme mûre qu'on a été...

Ma voisine de table a 88 ans, son compagnon sensiblement le même âge. Ils se sont rencontrés à l'adolescence, perdus de vue, puis mariés chacun de son côté. Devenus veuve et veuf, ils se sont retrouvés, les amours de jeunesse ont des racines profondes. Les amours au long cours aussi. Tel dont on sait qu'il a traversé, comme tout le monde, des remous conjugaux, évoque aujourd'hui son épouse, “merveilleuse, intelligente, capable de résoudre n'importe quel problème”. Il n'évoque pas sa beauté, encore moins leur intimité, mais cette admiration qu'il ne lui sans doute pas exprimée si souvent au cours de leur vie, et qui a forgé leur attachement. Elle, les yeux brillants, confie: “on a travaillé 68 ans ensemble, on ne se quittait pas.” Elle a dû en baver parfois, il raconte qu'elle n'était “pas toujours facile”, mais qu'importe à leurs yeux d'amoureux nonagénaires. En ce jour de liesse, les tempêtes et les creux que toute vie comporte sont oubliés ou mieux: relégués au rang de souvenirs que l'on chérit, parce qu'ils n'ont pas conduit au naufrage, quand aujourd'hui les amours semblent si fragiles, si jetables.

Ma voisine de table a connu le cousin quand elle avait 18 ans et lui 20. Leur adolescence avait traversé la guerre, l'incertitude sur l'avenir et les privations. Ils étaient J3, avaient droit à un peu plus de lait et de sucre que les autres, mais ça n'éliminait pas la peur, l'occupation, le couvre-feu et la faim. Au sortir de ce cauchemar, ils ont dévoré la vie avec l'explosion du jazz et de la fête. Années cinquante, be-bop et boogie-woogie: “On a tout dansé ensemble, j'adorais cela, dit-elle”. Ils évoquent des “surprise-parties” avec Claude Luter, les cocktails qu'ils buvaient... J'ai l'impression en les écoutant d'entrer dans un roman de Boris Vian.

Après le dessert, tandis que les enfants, les petits enfants et les arrière petits-enfants rassemblent leurs affaires pour reprendre la route, tandis que le soleil d'hiver décline et que tombe la brume du soir, les voilà qui entonnent “Oh when the saints, go marching in...” en affirmant que ce morceau est “la Marseillaise du jazz”. Ma voisine de table s'est levée, elle chante, ses hanches ondulent et ses pieds frémissent. Elle reprendrait volontiers un peu de boogie-woogie...

(ch'tiot crobard Andiamo)