Pour les apprentis suisses, les cours professionnels ont lieu 1 jour par semaine. Pour les mécanos c’est 8 semestres. Donc, pour une classe, autant de fois à renouveler le cheptel des profs.

C’était en 64, la révolution de mai 68 n’était pas encore agendée, autant dire que j’ai vécu les dernières années de gloire de l’enseignement « Ronds de cuir et blouses blanches ».

Blanche Neige

De blouse blanche on en a précisément eu une et de belle facture. Mais non, ce n’était pas un vieux barbon à qui il faut pardonner cette marotte de se déguiser en infirmier. On avait 18 piges et il n’en avait pas dix de mieux. Je n’ai de lui que le souvenir d’un exposé sur le rayon laser. Enfin, « exposé » est peut-être un bien grand mot pour la lecture ânonnée d’un article y relatif auquel il n’avait visiblement rien compris Son nom ? Aucune idée, on l’appelait Blanche Neige. Et il n’avait bien évidemment aucune autorité sur 30 ados…. Il enseignait la technologie et la connaissance des matériaux. C’était un cas, mais ce n’est pas de lui dont je veux vous causer.

Comme tous Suisses normalement constitué, Blanche Neige s’absentait chaque année des cours pour cause de service militaire. 3 semaines de guignoleries qu’il se démerdait pour ne pas les faire durant ses maigres 12 semaines de vacances. Dans la Suisse d’alors, un prof absent se remplace et la direction avait, à sa disposition, un bataillon de remplaçants au pied levé.

Donc, si vous me suivez toujours, Blanche Neige avait troqué sa blouse immaculée (mais non, Conception, reste tranquille) pour une tenue de combat (mais non MAM, je ne parle pas de ta tenue de soirée) nettement moins salissante pour ramper dans la boue. Nous sommes donc chaque fois dotés d’un remplaçant pour que Blanche Neige puisse se faire foutre de sa gueule par une bande de troufions soudards.

Première absence, on tombe sur une peau de vache qui nous prend en traître. À la fin de la première heure il distribue des feuilles et annonce  qu’après la récré, il y aura interrogation écrite sur la connaissance des matériaux. On ne nous avait jamais fait ce coup là alors on décide de faire la grève du stylo. Il y eut juste deux dégonflés. Explication « tendue » avec le prof qui annonce que contrairement à son habitude, il nous averti que la prochaine fois il y aura travail écrit et qu’il prendra la moyenne des deux notes. Avec un 5 en première séance, on ne pouvait donc pas espérer mieux que faire un 3, correspondant à suffisant. Tout le monde a bûché, même les plus cancres. Ce qui fut un prodige, car il avait choisi 85 pages du livre sur les matériaux, là où il y a la liste des divers métaux avec leur index chimique, poids spécifique et atomique, composition ,degrés de fusion et particularités diverses. Bref, une peau de vache comme on n’osait déjà plus en exposer dans le musée des horreurs éducatives.

Au retour de blanche Neige, on va lui expliquer qu’il faut annuler les premières notes et ne tenir compte de la deuxième que pour ceux à qui ça améliore la moyenne. Il cède juste avant la fin de la première heure de cours… Peut-être pour ne pas compromettre sa pause café.

Lors de sa deuxième absence, pour le même stupide prétexte, on nous colle un élève ingénieur. Un gars qui pour être compétent n’était ni stupide, ni déréglé du système d’évacuation. Mais ce brave garçon arrive, pour lui, en période d’examens et jette l’éponge pour la 3e semaine. Pour ne mettre personne dans la panade, il fourni lui-même son remplaçant :

Monsieur Bizzini.

Lorsqu’on arrive en classe, il est déjà assis à son pupitre, conscient qu’être le remplaçant du remplaçant ne va pas être une sinécure. Faut dire que notre classe concentrait les pires troublions de tout le collège. Notre réputation était déjà bien établie... C’est dire s’il était difficile d’être un élève sérieux dans cette ambiance... A l’arrivée des 30 sauvages … des 30 élèves, le ton est donné : « Tiens, encore un nouveau, on va lui dresser le poil. » Dit à haute et intelligible voix par une des grandes gueules de la classe.

- Bonjour Messieurs, Je vais procéder à l’appel comme j’ai l’obligation de le faire. Nous avons deux heures à passer ensemble pour des matières assez semblables. Je vous propose de les faire ensemble la première heure et ensuite de vous parler de ma visite de l’usine anglaise de Ford et de Londres que je viens de visiter. Si ce programme ne vous plaît pas, vous pourrez quitter la classe après l’appel, sans risques d’absence injustifiée. En face de l’école, il y a un bar-à-café pour attendre l’heure de votre dernier cour de la matinée. Pour ceux qui restent, je tiens à vous dire que je n’admets aucun chahut qui empêche ceux qui le veulent de travailler. »

Personne ne quitte la classe, il fallait voir si c’est vrai un prof pareil….

Les deux heures se passent comme annoncées et sans indisciplines, sauf qu’au fil des questions, on avait oublié sa visite de l’usine. La vie londonienne et les petites anglaises nous semblant plus importantes.

Fin de la leçon, le prof Bizzini se lève : « Le cours est terminé, je pense que vous y avez trouvé plaisir, puisque personne n’est parti et qu’il n’y a pas eu de chahut. Une dernière question avant de partir…. C’est qui qui voulait me dresser le poil ? » Dit en dévisageant l’élève, qui rougit mais n’assume pas. Toute la superbe qu’il a perdu auprès de ses con-disciples est passée au crédit du prof.

Le semestre suivant on a la surprise de voir que Blanche Neige crétinise d’autres classes et qu’on nous a attribué Monsieur Bizzini comme titulaire. Pour tous, c’est un semestre de rêve. En 6 mois, il a relevé la moyenne générale de la classe de 1,5 point, sur la vieille échelle de 5 (nul) à 1 (excellent) ; sans avoir eu besoin de lever le ton, de menacer ou de punir. Dans les travaux écrits qu’il faisait, il n’y avait aucune anti-sèche qui circulait et pour cause : Les livres de cours étaient autorisés sur la table, comme les règles à calculs et, pour les rares qui en avaient, les calculettes. Pour lui, il n’était pas nécessaire de mémoriser des tas de trucs et de formules, l’important était de savoir OÙ les trouver rapidement.

Je crois bien que c’est à dater de là que j’ai aimé apprendre. Sans forfanterie, avant j’étais bon élève par accident , après, j’ai VOULU savoir. Je crois bien que c’est une contamination inguérissable…

C’était en 1964. Grand Merci à ce prof d’exception qui m’a évité d’avoir l’impression de tout savoir parce que j’ai eu mon certificat et de stagner dans une ignorance à peu près complète...