Josyane fixe ses mains crevassées par l’humidité et le froid, rêches et humides. Et rouges, aussi. Elle n’en a vu de pire que chez les ostréicultrices triant les huîtres sur un plan de travail glacé, en plein vent. L’eau de mer creuse davantage les fissures de peau que l’humidité douceâtre de la chair de poulet. Depuis trente ans, Josyane est découpeuse de poulets : séparer les filets, les cuisses, les pattes… pour les consommateurs qui n’aiment plus les volailles entières qu’ils ne savent pas découper. Une fois cuites, pourtant, c’est fastoche. Tandis que crue, la chair de poulet est élastique, les tendons résistent, et l’odeur de chair morte persiste sur les doigts malgré les multiples lavages à l’eau et au savon citronné. Josyane a mal au dos et des varices, normal quand on travaille debout depuis trente ans. Il y a pire : à force de faire les mêmes gestes sept heures par jour, elle ressent des élancements dans le poignet et l’épaule, à la faire hurler de douleur. Troubles musculo-squelettiques, TMS, lui a dit le médecin du travail en lui conseillant de changer de poste.

Elle prend son courage à deux mains, va demander au chef d’atelier s’il ne peut pas l’affecter ailleurs, à l’emballage ou à l’administration : elle a un CAP employé de bureau, et le changement est conseillé par le médecin du travail qui est prêt à lui faire un certificat.

– Impossible, Josyane ! Tu es gauchère, et tu sais que les gauchères découpent plus vite que les droitières,(détail rigoureusement exact. NDA) on a du rendement à assurer avec la concurrence des poulets de l’Est.

– C’est pas les mêmes que les nôtres, proteste-t-elle, chauvine.

– Pfff… tu crois que le client la voit, la qualité ? Ce qu’il voit, c’est le prix. Et pour baisser le prix, faut du rendement.

Les larmes montent aux yeux de Josyane. Le contremaître s’en aperçoit, essaye de l’apaiser :

– Patience, Josyane, dans deux ans, c’est la retraite. 



– Je n’en peux plus… Si ça se trouve, je serai morte avant !

– Dis pas de bêtises, tu es une belle femme, bien conservée…

– C’est ça, bosser depuis trente ans dans une chambre froide, ça conserve forcément… 

Il la contemple avec appétit. C’est vrai qu’elle reste affriolante avec ses yeux verts, ses boucles auburn et des rondeurs juste où il faut. Si elle voulait… Changer de poste ça se mérite. Josyane sursaute, elle esquive le geste câlin du contremaître qui proteste :

– Fais pas ta mijaurée, j’ai du goût, c’est tout… tu devrais être flattée!

Quelques jours plus tard, en fin de journée, alors qu’elle finit de ranger l’atelier déserté, Josyane est frappée par le silence. Un compresseur s’est arrêté de fonctionner dans la chambre froide. Si on ne répare pas tout de suite, plusieurs centaines de poulets seront perdus. Elle essaie de décoincer la manette, ses doigts gourds n’y arrivent pas. Tourner une manette de droitier quand on est gauchère demande une force qu’elle n’a plus. Elle actionne la sonnette d’alarme, le contremaître surgit, la suit dans la chambre froide. Elle lui désigne la manette, il la débloque sans effort et se tourne vers elle :

– Tu vois ? Ce n‘était pas difficile!

Elle hausse les épaules et sort en claquant la porte de la chambre froide. Pas le temps de discuter, vu qu'elle embauche à la première heure le lendemain.

Un jour gris d'hiver, le Directeur de la maison mère informe le personnel que le président de la République lui-même vient leur présenter la réforme de la retraite pour les convaincre que travailler plus longtemps quand on vit tellement plus vieux qu’avant est naturel. Face aux ouvrières à qui la Direction a demandé de se coiffer et de se maquiller avant d’aller à la cantine,  le Président fait un discours de charme : il aime les femmes courageuses comme celles qu’il a en face de lui, reconnaît la dureté de leur labeur et affirme qu’on va réfléchir à un aménagement de postes pour celles qui ont du mal à tenir debout sur leurs jambes variqueuses.

– Je suis à l’écoute de vos difficultés, mais j’en ai aussi, croyez-le.  Président de la République, c'est un dur métier!

Sur un signe discret du Directeur, toutes applaudissent.

Comble du comble, le président adore le poulet et va partager le déjeuner des ouvrières. Les femmes de service s’affairent, émues de servir un aussi auguste convive. A sa gauche, on installe Josyane :

– Une de nos plus anciennes ouvrières, précise le directeur placé à la droite du président. Elle a un doigté exceptionnel dans la découpe.. 



Le président désigne un filet bien charnu:

– Ce morceau là, j’adore le blanc. 

– Je le reconnais, c’est moi qui l’ai découpé, sourit Josyane.

– Que vous disais-je ? s’écrie le directeur. Une remarquable professionnelle! Ah, Josyane… Notre contremaître, qui a quitté brutalement la région il y a quelques mois vous aimait beaucoup, vous le savez!

– Je le comprends, approuve le président, la bouche pleine. Vous êtes une belle femme, travailleuse et habile de vos doigts, bref, une perle ! Votre contremaître avait du goût.

– Il en a toujours, conclut Josyane, énigmatique.