Tu la voyais pas comme ça ta vie,
   Pas d'attaché-case quand t'étais p'tit...

Il suffit souvent de peu. D'une goutte pour mettre le feu aux poudres. D'une étincelle pour faire déborder le vase. D'une chanson sur l'autoradio, entre deux clients, pour sentir ses vertèbres que l'on croyait robustes craquer sous la pesanteur d'une existence subie. De quelques paroles fredonnées pour déterrer le cadavre d'un enfant tout au fond de soi.

   Ton corps enfermé, costume crétin,
   T'imaginais pas, j'sais bien.

Il fredonna doucement lui aussi, l'humidité d'un mal-être au coin de l'oeil, puis sur la joue. Il fredonna dans les rues traversées de la ville. Il fredonna en roulant vers ce client potentiel, un prospect prometteur qui pouvait se révéler très intéressant en terme d'accroissement du chiffre d'affaires poil au blair et de part de marché de son entreprise poils qui frisent. Il fredonna aux feux rouges qui semblaient lui hurler "arrête-toi, cette route n'est pas la bonne"...

   Moi aussi j'en ai rêvé des rêves. Tant pis.
   Tu la voyais grande et c'est une toute petite vie.

Il fredonnait et ses yeux, retournés dans ses orbites, se perdaient en lui. Vers ses rêves perdus, fossilisés sous la gangue des jours sans envie. Vers ses joies oubliées, écartelées entre les "c'est la vie", les "il faut bien vivre", les "c'est comme ça" et les "il faut être raisonnable". Il fredonnait dans la chaleur des larmes versées.

   Tu la voyais pas comme ça, l'histoire :
   Toi, t'étais tempête et rocher noir.

Il chevrotait d'une voix chantonnante, hoquetait dans les flots d'une digue emportée, au volant d'une voiture grise dans les rues grises d'une grande ville grise, vêtu d'un costume gris, des idées grises plein la tête. Jaugeant les décombres de sa vie. Une vie routière. Une vie routinière. Dévoré par ses non-envies. Chiffre d'affaires. Marges. Prospects. Clients. Ventes. Bénéfices. Intéressement. Déplacements. Placements. Nausée.

   Mais qui t'a cassé ta boule de cristal,
   Cassé tes envies, rendu banal ?

Comment en était-il arrivé là ? A rouler dans les larmes de ses rêves évanouis ? A rouler ceinturé de sécurité sur son siège, à se laisser aller au ronronnement d'un moteur bien huilé, à oublier les dessins des nuages pour un horizon de bitume ? Oui, quand était-il passé de l'autre côté, du côté où l'on n'est plus ni indien, ni cow-boy, ni pirate, ni footballeur, ni astronaute, ni poète, ni rock star, ni explorateur ? Du côté où l'on n'est plus rien sinon un adulte qui bâtit sa carrière, gagne sa vie, épargne pour ses vieux jours ?

   T'es moche en moustache, en laides sandales,
   T'es cloche en bancal, p'tit caporal de centre commercial.

Rétroviseur. Tête de con. De con d'adulte. L'oeil morne. Fatigué. Usé. Sans la brillance des rêves au fond de l'iris. Rétroviseur. L'enfant qui sourit. Qui éclate de dents tant il rit. Rétroviseur. L'enfant noyé sous la graisse du confort. Du sens de la pente. L'enfant qui pleurait maintenant sous l'adulte.

   Tu la voyais pas comme ça frérot
   Doucement ta vie t'as mis K.-O.
   T'avais huit ans quand tu t'voyais
   Et ce rêve-là on l'a tous fait

Des jours, des mois, des années de malaise aussi grandissant que sa bedaine. A tout vouloir balancer par-dessus bord sans oser se l'avouer. Dans le déni de la grand voile qu'il voulait hisser avant de mettre cap au large. Des jours, des mois, des années à ne pas avoir ri à s'en décrocher les neurones. Pas chanté. Pas sautillé. Pas oublié.

Contact coupé. Frein à main.

   Tu la voyais pas comme ça ta vie,
   Tapioca, potage et salsifis.
   On va tous pareils, moyen, moyen...
   La grande aventure, Tintin.

Oui, sautiller. Hop ! Hop !... Et paf, shoot dans le caillou... et c'est le buuuuuuuut ! But fabuleux de l'avant-centre Lambert en pleine lucarne à la dernière seconde, c'est fantastiiiiique !

   Moi aussi, j'en ai rêvé des cornemuses.
   Terminé, maintenant. Dis-moi qu'est-c' qui t'amuse ?

- Ah, Monsieur Lambert ! Bonjour... Monsieur Pouchy vous attend. Suivez-moi, je vous prie, je vais vous conduire à son bureau...

Il marcha en canard derrière la secrétaire, lui tirant discrètement la langue par deux fois dans son dos. Puis il se concentra : il s'agissait soudain de progresser en posant le pied au milieu des carreaux, mais surtout pas sur la ligne noire des joints, sinon il tomberait en enfer.

   Tu la voyais pas ici, l'histoire.
   Tu l'aurais bien faite au bout de la Loire
   Mais qui t'a rangé à plat dans ce tiroir,
   Comme un espadon dans une baignoire ?

- Si vous voulez bien vous donnez la peine d'entrer...

Et il se la donna, la peine : il sauta à pieds joints vers avant, le plus loin qu'il put pour passer du couloir au bureau en volant, puis atterrit dans un fracas de chute, attaché-case, fauteuil de cuir, pile de dossiers et lui-même, tout mélangés sur le sol.

- Heu ?... Monsieur Lambert ?... J'espère que...

Mais non, même pas mal !

Il se releva crânement et se mit à chantonner :

"Mon client gentil,
Je vais te fourguer...
Mon client gentil,
Je vais te fourguer...
Te fourguer, à la volette,
Te fourguer, à la volette,
Des machines-outils"

- Monsieur Lambert ??? Il y a un problème ? A quoi jouez-vous là ?
- Je joue... je joue... approchez-vous, je vais vous le dire... je joue à... chat !!! C'est toi le chat, et hop, je suis perché sur le bureau, tu peux pas me faire chat !

   T'es moche en week-end, tes mioches qui traînent,
   Loupé capitaine, bateau de semaine d'une drôle de fête foraine.

Un quart d'heure plus tard, deux infirmiers débarquaient dans le bureau ravagé. L'injection le cueillit au creux du bras. Quand son regard s'ensommeilla, les cornemuses résonnaient toujours dans sa tête.

(crédits : extraits paroles & musique d'Alain Souchon/Laurent Voulzy - Le Bagad de Lann-Bihoué)