Et là, elle a dit: "Quelle est la fois ou vous vous êtes senti le plus fou?"

Je vous rassure de suite, même si la teneur des billets précédents ne plaide pas en ma faveur, je suis raisonnablement dans la norme. C'est en fait une question que l'on m'a posé un jour d'hiver. Froid l'hiver, très froid, -35c°, pour être précis.

Ce soir-là j'étais content, j'avais trouvé une place pour garer mon char, et j'avais même réussi à comprendre en étudiant le panneau de stationnement que c'était légal. Ami lecteur, si tu dois rouler dans Montréal, surtout le vieux Montréal, tu comprendras. Entre parenthèses et pour meubler le billet, le soir d’avant, j’avais fait confiance au métro pour regagner la base. Erreur, grave erreur: panne sur la ligne qu’on devait emprunter. Bien sur, confiant dans la brièveté envisagée de l’exposition au froid, et voulant perpétuer l’image du français inconséquent, j’étais parti sans la carapace habituelle. Ô fach de cong, depuis ce jour et le footing de trois km qui suivit à minuit, je peux t’expliquer ce qu’est le facteur éolien, et que quand tu commences à te geler les couilles, c’est que le reste est déjà surgelé. Veuillez excuser ce trivial langage qui ne vise pas à choquer, juste à expliciter. Olé.

J’en étais où ? A Montréal oui, et je viens de garer mon char. Bref, Poupouille, Ben, Anna et celui qui tape ce billet ont rendez-vous avec une équipe de pure laine. S’en suit petite bouffe et avant toute chose, il faut savoir que le Québécois, être socialisant s’il en est, a à disposition tout un tas de petits jeux entre amis, histoire de ne pas laisser tomber une ambiance. Fait qu’au moment du café, la question est tombée:

-« quelle est la fois ou vous vous êtes senti le plus fou »?

-« Fou? Comment ça? »

-« Ben oui quoi, tsé quand t’es tout pogné par la gêne, que tout le monde rigole autour de toi depuis le matin et que c’est seulement le soir que tu t’aperçois que t’as un trou à ton pantalon, et qu’on te voit les bobettes, roses en plus ce jour-là. »

-« ah ok, je vois. »

-« allez, fais pas ton niaiseux et raconte nous une histoire! »

Vous je sais pas, mais moi, des moments comme ça, j’en ai connu quelques-uns, des « disables » et des indicibles, du genre que 20 ans après t’as encore les orteils qui se crispent rien qu’à l’idée du truc.

Et 20 ans, c’est justement le temps écoulé depuis cet épisode, aussi un jour d’hiver.

J’étais jeune cuisinier, et j’avais signé pour une saison d’hiver dans les alpes vaudoises.


Le job était pas compliqué, fallait juste survivre aux deux heures de folie du service de midi. C’était une ligne de self, et on était deux pour nourrir jusqu’à 400 personnes. Quand ça roulait, c’était sympa, mais quand ça commençait à grincer, ça pouvait vite devenir l’hystérie généralisée, le cuisinier compris. Pour ça que ce jour-là, alors que mon indice de stress frôlait son zénith, j’ai pas vraiment été patient avec ce jeune client, aux gestes étranges:

- « epeuoir mouar, ecsshblig! »

- « hein? »

- « epeuoir mouar, ecsshblig! »

- « désolé mais je comprends pas, tu veux quoi? »

- « epeuoir mouard, ecsshblig! »

- « Purée mais articule, je comprends pas! »

- « epeuoir mouard, ecsshblig! »

- « PUTAIN MAIS ARRÊTE DE TE FOUTRE DE MOI, BORDEL, ARTICULE, AR TI CU LEUUUUU! »


C’est à ce moment que le chef m’a dit:

- « ah mais je le connais, il est sourd et muet, et je crois qu’il veut de la moutarde avec son shublig….. »

- « ………………………………………................. »



Depuis ce jour, moi, les sourds et muets, je leur colle de la moutarde d’office.