Je ne sais pas si vous êtes comme moi, j'ai l'impression parfois, que l'enfance ne m'a jamais quittée, mais que c'est moi qui l'ai larguée, petit à petit.

Quand les garçons commencent à regarder le cul des filles (autrement que pour le botter !), les protubérances sous leurs pulls-overs, ils regardent avec de moins en moins d'intérêt leurs "Dinky-Toys", les trouvent même horribles, plutôt tartes avec leurs jantes nues, par manque de pneus, leurs peintures écaillées.

Le petit harmonica (le ruine-babines, comme disent nos chers Québécois), avec ses plaques sur le dessus, nickelées, gravées d'un "HOHNER" magique, qui nous rappelle les colonies de vacances à Doulaincourt, la colo de Drancy.

Elles ne nous émeuvent même pas, les traces de nos dents de lait, laissées juste au-dessus des ouvertures carrées, bien rangées, encore un peu de bave séchée, bien dure.

On fait une petite moue de dégoût, on ouvre le couvercle de la poubelle, et, dédaigneusement, entre le pouce et l'index, on laisse choir le petit instrument, KLONG !, quelques années de bonheur aux ordures.

Alors, on commence à se brosser les dents trois fois par jour. "Miracle !" s'écrie la Maman émerveillée, mon goret serait-il devenu propre ? Le père sourit, il a tout compris LUI, vu qu'il en a fait autant !

Et puis le garçon se coiffe, si, si, tout à coup, il découvre l'usage de cet instrument, qu'il croyait réservé uniquement à la grande soeur, il se mouille les cheveux, se colle même du "PENTO" !

C'était une crême blanche, "hair dresser" était imprimé sur le tube, il fallait se mouiller les tifs, puis on se mettait un peu de cette crême, dans le creux de la main, et on l'appliquait sur toute la chevelure, parfois on en mettait un peu trop, alors de longues rigoles blanches dégoulinaient sur le front, et là, soigneusement, on lissait nos cheveux, puis on se faisait un "cran" avec le plat de la main.

Vous marrez pas, les gamins, z'êtes pas mieux avec vos gels à la con et vos coiffures du genre "paquets de pétards" avec les mêches dans tous les sens ! Moi, avec mes cheveux frisés de Rital bon teint, bien emmerdé j'étais !

J'enfilais mon premier "black-jean", tout noirs ils étaient les jeans - eh oui, on a eu les blues-jeans bien après - si bien que les potes qui ne parlaient pas le patois, disaient "un black-jean bleu".

Plus question de porter les pulls tricotés main par la Maman, avec des motifs "chérubins", des nounours ou des biches à la queue leu leu, ça f'sait pô viril tu penses ! On sortait juste en chemise, avec un foulard en rayonne noué façon cravate, les pompes italiennes vachement serrées, si étroites, que j'en avais chopé des cors aux pieds. Moi qui avais des pieds de nouveau-né, j'me suis retrouvé avec des ribouis de facteur !

Alors on allait voir les filles, un peu godiches elles aussi. Mais attention, pas question de les appeler, ça ne se faisait pas, le Papa aurait renaudé vilain, pas touche à fifille ! Dans les années cinquante, les nanas ne sortaient pas ouvertement avec les garçons, surtout pas avant leurs dix-sept ans. Il fallait se faire transparent, vaporeux, furtif, tout en catimini. Pour les appeler, on sifflottait un air convenu à l'avance, et puis une copine un peu plus délurée arrivait à convaincre ses parents de la laisser sortir. Ça semble un peu concon, surrané, mais le changement s'est opéré dans les années soixante, c'était COMME ÇA !

Les filles commençaient à troquer leurs socquettes pour des bas bon marché, de marque "Tire-Bouchonné", du plus bel effet, ils plissaient forcément ces bas, étant donné qu'elles avaient encore des cannes de passereaux ! Les sandalettes se remplaçaient doucement par des escarpins à tout petits talons ou des trotteurs, leurs nattes se dénouaient, laissant flotter de longues chevelures, dans lesquelles j'aurais bien frotté mon nez, doux parfum d'eau de Cologne du "Mont St Michel"...

Tourné le coin de la rue, loin du regard des parents, elles sortaient de leur premier sac à main, un tube de rouge à lèvres, "Rouge Baiser", tu sais, la gonzesse, dessinée trois-quart face, un bandeau noir sur les yeux, et des lèvres d'un rouge ! (Ça existe encore ?) Le tube chourré à la grande soeur tenu d'une main, dans l'autre un petit miroir, elles suivaient minutieusement le contour de leurs jeunes lèvres, appliquant le rouge vermillon, qui les rendraient inaccessibles, GARBO la Divine !

Elles marchaient devant les garçons, feignant de les ignorer, eux, nous, deux ou trois mètres derrière, on roulait nos caisses, des biens p'tites caisses, juste des caissettes ! On les charriait gentiment, pas hardis dans le fond, puisqu'on attendait d'être au cinéma pour peut-être, peut-être, oser les embrasser.

J'en connaissais une qui me plaisait beaucoup, une blondinette, mignonne, jolie, mais elle en préféra un autre, ça commençait déjà !

On allait au cinéma, les garçons avaient jetés leurs billes, abandonné le vieux "MECCANO" rouillé, donné leurs "NOREV", et leurs "SOLIDO" à un jeune cousin, les filles abandonnaient définitivement leurs baigneurs "NOBEL", et leurs poupées "RAYNAL", "TARZAN" et la "SEMAINE DE SUZETTE" avaient servis à allumer le vieux GODIN.

Personne ne se doutait que notre enfance se terminait, pour les yeux d'une petite blonde, ou pour un grand brun, qui fumait des "WEEK-END".