Peut-être avez-vous lu "Paroles de Poilus", ce superbe livre composé de lettres de soldats à leur famille durant la première guerre mondiale ? Si ce n'est pas le cas, il faut absolument le faire pour y découvrir, loin des livres d'histoire égrenant chronologiquement des faits de guerre en exaltant l'héroïsme des combattants, le douloureux quotidien d'une génération sacrifiée, les sentiments, les peurs, les angoisses, les colères de ces hommes, parfois tout juste sortis de l'adolescence, parfois père de famille, arrachés de leurs terres pour aller servir de chair à canon.

J'ai eu envie aujourd'hui, alors que le dernier d'entre eux s'en est allé récemment, d'apporter un modeste addendum familial, sous la forme de trois cartes postales écrites durant cette sombre période par deux de mes arrières-grands-pères et adressées à chaque fois - simple coïncidence - à leurs belles-soeurs respectives. Ce sont hélas les seules traces écrites de leur main qui ont su traverser le temps en échappant aux rongeurs et à la pourriture. On y devine, malgré un ton presque badin, un peu de l'enfer qui fut le leur quatre années durant.


Mon arrière-grand-père Joseph Busquet avait 37 ans et quatre enfants quand il dut quitter son pays d'Armagnac natal où il cultivait la terre pour aller combattre l'Allemand la fleur au fusil. C'est lui, en tenue de soldat, qui figure en photo au recto de la carte, que j'ai dû éclaircir un petit peu tant elle était sombre ("c'est un ramoneur qui l'a faite"). Je n'ai hélas aucune idée d'où peut se trouver le bois de Vedrel (ou Védril, je ne suis pas sûr de bien déchiffrer) dans lequel son campement était établi quand il a écrit cette carte.


  
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Bois de Vedrel (?) - 7 juin 1915

Chère Maria

Je profite d'un moment pour répondre à ta lettre que j'ai reçue avec plaisir an apprenant que vous êtes tous en bonne santé.

Quant à moi, il en est de même ; tout de même, dimanche dernier, 30 mai, j'ai reçu un coup de poing boche et je t'assure qu'ils tapent dur. Au moment où j'essuyais la vaisselle, il y avait un adjudant assis à table en train de boire un verre de bière, une marmite est arrivée. Lui a été tué net, il n'a pas bronché, il est tombé comme une masse, moi j'ai été couvert de débris de bois, de tuiles et j'ai eu la tête percée, mais ça n'a pas été grave. J'ai été me faire panser et je n'ai pas cessé mon travail. Heureusement j'ai eu le képi sur la tête, sans cela j'étais fait moi aussi. Maintenant je fais fantaisie, j'ai les cheveux coupés aux enfants des douars.

Ici nous sommes depuis dimanche soir, car nous sommes partis de suite après l'événement, dans un grand bois, sous les tentes, je fais la popote des officiers là aussi. Justin y est aussi, il est venu ce matin prendre le café et il doit revenir pour que je lui fasse une omelette. Il est toujours avec celui du Tuc.

Je t'envoie ma belle figure, c'est un ramoneur qui l'a faite. Tu feras bien des compliments à tes parents, ainsi qu'à Despale si tu la vois.

En attendant le plaisir de recevoir de tes nouvelles, je t'embrasse de loin. Le bonjour à ton père et mère.

Joseph Busquet


Mon arrière-grand-père Jean Cassagne est l'auteur des deux autres cartes. Lui aussi cultivateur en pays d'Armagnac, il avait deux enfants quand il partit à la guerre, à l'âge de 38 ans. Il y fut gravement blessé au mollet en 1917. Il figure lui aussi sur les photos au recto des cartes : sur la première, il est allongé sur un brancard, en deuxième position en partant de la droite ; sur la seconde, il est à la fenêtre de droite, au second plan.


  
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Le 9 mai 1917

Chère Belle-Soeur

Je fais réponse à votre [courrier] que j'ai reçu avec plaisir, vous sachant tous en bonne santé. Je suis aussi heureux de savoir que Justin est en bonne santé.

J'ai eu dernièrement des nouvelles de Jules qui étaient bonnes en même temps. Je suis bien content de savoir des nouvelles de Barros car il y avait plus d'un an que je n'en avais pas eu et comme il n'avait que 3 enfants, il a jugé convenable de s'en procurer un 4ème pour être lui-même reculé du danger, mais à mon régiment il y avait des pères de 4 enfants qui étaient à la même place que moi et au même danger. Toutes ces promesses ne sont que discours de fripons.

Ma santé et ma blessure vont très bien, mais mon pied devient tout bleu si je mets ma jambe par terre et ne veut m'appuyer à aucun prix. Je compte encore bien deux mois d'hôpital.

En attendant le plaisir de recevoir d'autres nouvelles de votre part, recevez mes meilleures salutations.

Cassagne Jean


  
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Le 21 mai 1917

Chère Belle-Soeur

Je vous envoie de mes nouvelles qui sont presque toujours les mêmes comme situation : ma plaie se cicatrise petit à petit. Pour le moment, elle n'est guère plus grande que la paume de la main mais mon pied est encore très gonflé et je ne puis pas le bouger (à coup du pied ?). Il me fait mal surtout le soir et je l'ai très rouge. Il y a encore quelques jours à attendre avant de se lever malgré que les reins commencent à me faire mal au lit. J'ai changé d'hôpital depuis le 10 mai. Je suis très bien comme nourriture et comme soins. Je suis à 10 kilomètres de Bordeaux. La chambre de l'hôpital a les croisées à bord de route et la ligne du chemin de fer à 100 mètres, ce qui est pour nous une grande distraction.

Je souhaite que ma présente vous trouve tous en bonne santé. En attendant la joie de vous revoir, recevez de ma part mes meilleures salutations.

Cassagne Jean

Vendredi et samedi, le temps était à la pluie, aujourd'hui la journée est belle.


Voilà, c'est tout. Tous les deux ont eu la chance de revenir vivants de cette effroyable boucherie. Jean Cassagne est toutefois resté handicapé par sa blessure qui nécessitera des soins quotidiens jusqu'à la fin de sa vie, en 1954. Joseph Busquet, quant à lui, vivra encore jusqu'en 1962. Le fils de l'un épousera la fille de l'autre quelques années après la guerre : mes grands-parents maternels. Et la vie reprendra son cours presque habituel, jusqu'à la suivante.

Pourquoi ai-je eu envie de parler de cela ici ? Je ne sais pas. Tout ceci est si vieux... Et pourtant, je ne peux m'empêcher de frissonner en songeant à cette horreur dans laquelle des millions d'hommes ont été brutalement happés et dont beaucoup ne revinrent pas. Cette horreur née d'impérialismes et de rivalités économiques dont n'avaient pourtant que faire ceux qui se retrouvèrent en première ligne. Une horreur hélas encore trop d'actualité et dans laquelle restent quotidiennement plongés des populations entières aujourd'hui, le plus souvent dans l'indifférence générale.

Ce billet est pour eux.