Ce soir, ma page restait blanche. Obstinément blanche. D'une blancheur comme on n'en voit que dans les spots de publicité pour les lessives. Bref, je n'avais pas la moindre idée de billet pour le blog.

Alors j'ai décidé de tout laisser en plan, de sortir prendre l'air et de marcher sans but dans les rues de la ville, en espérant que la Providence, ma belle Providence, dealeuse d'imprévu qui surgit quand on ne l'attend pas, viendrait semer ses graines de hasard sur le bitume et me fournirait matière à écrire quelques lignes.

Ami lecteur, puisque tu lis ce billet, tu te doutes bien que j'ai été exaucé. Mais je l'ai été de bien sombre façon. Et "sombre" est en vérité un bien pâle qualificatif : il faudrait forger de toutes pièces de nouveaux adjectifs pour décrire les abysses terrifiants de l'âme humaine dans lesquels je me suis, bien malgré moi, trouvé plongé ce soir.

Peut-être avez-vous entendu les toutes dernières informations et frémi en apprenant ce crime horrible, stigmate hélas presque banal d'une société en pleine déliquescence : un quidam, père de famille apparemment sans histoire, lardé sauvagement d'une dizaine de coups de couteau en pleine rue.

Eh bien la Providence a voulu que je passe à proximité du lieu du crime quelques minutes à peine après que celui-ci ait eu lieu. On n'a pas tous les jours l'occasion de se retrouver ainsi aux premières loges d'un fait divers sanglant mais, croyez-moi, je me serais bien volontiers passé du spectacle.

La police venait à peine d'arriver sur les lieux, commençait à établir un périmètre de sécurité et invitait sans trop de ménagement les badauds, dont je faisais tristement partie, à s'éloigner.

Ce que je fis, bien sûr. Mais un épais brouillard noirâtre descendait déjà sur mes pensées. Car j'avais eu le temps, l'espace d'une seconde, d'une infime mais pourtant interminable seconde, d'entr'apercevoir le corps de la victime, baignant dans le marigot de son propre sang.

Un homme banal, dans la trentaine, déjà livide, le visage tordu par l'épouvante et la douleur qui avaient dû accompagner ses derniers instants.

Un homme qui avait dû aimer et être aimé, un homme qui avait ri, pleuré, rêvé, désiré, un homme pétri, comme tous les autres, dans cet étrange magma d'émois, de doutes, de souffrances... Réduit subitement à l'état de charogne sur le trottoir désespéré d'une rue blafarde parce qu'un autre homme en a décidé ainsi dans la folie destructrice de son âme.

J'ai traversé les rues, les yeux rougis, jusqu'à mon domicile sans ne plus pouvoir détacher mon esprit de cette image obsédante, comme marquée au fer rouge dans mes circonvolutions cérébrales. Ce visage tordu que je verrai encore jusqu'à ma mort. Et cette question qui me hantera encore longtemps : pourquoi, pourquoi cette haine déferlante, pourquoi cette furie mortifère ? Oui, pourquoi ?

Je sais hélas que la question restera à jamais sans réponse, car il faudrait pour cela pouvoir sonder l'âme humaine et en traduire les tréfonds bestiaux en langage humain. Peine perdue.

Mon dieu, pourquoi n'ai-je pas eu l'inspiration ce soir et ne suis-je pas resté tranquillement chez moi ? Cela m'aurait évité tout ce tourment...




Basile Gallipec sourit en relisant le texte de son billet, avant de le mettre en ligne sur son blog. Assurément un texte bien accrocheur sur un sujet brûlant d'actualité qui lui vaudrait quelques dizaines de commentaires et lui permettrait d'accroître encore son audience.

Car Basile ne rêvait que d'une chose : que son blog devienne l'un des plus couru et que Roubantin, son pseudonyme, brille au firmament de la blogeoisie. Et pour cela, il lui fallait écrire, écrire, écrire, un billet par jour au moins, que l'inspiration soit là ou pas.

Basile s'étira, se leva. Une bonne chose de faite ! Il allait pouvoir se coucher la paix dans l'âme. Mais auparavant, il lui restait une chose à faire.

Il ramassa sa gabardine qu'il avait jetée négligemment sur le parquet en revenant de sa promenade nocturne et plongea la main dans la poche de celle-ci.

Il en ressortit un couteau ensanglanté.

Et, portant les lèvres sur la lame rougie pour y déposer un baiser, il murmura : "et maintenant, je vais te nettoyer, ma Providence, ma belle Providence"...