C'était en septembre ou bien en octobre, je ne sais plus, mais cela importe peu. J'avais été lui rendre visite, là-bas, à Gabarret, juste pour lui offrir un peu de mon temps, à elle à qui il en restait si peu.

Je la revois, le visage si émacié, si menue et si frêle que le moindre souffle de vent l'eût emporté au loin tel un fétu de paille. Enfoncée dans un fauteuil, enfoncée tout aussi profondément dans son corps usé par la vie, elle laissait les secondes ruisseler sur sa peau pour s'écouler en cascade d'heures à ses pieds.

Tu sais, la voir ainsi, clouée sur ce siège comme un insecte sur une planche, si loin de chez elle, m'arrachait le coeur. Mais il avait bien fallu s'y résoudre. Le fluide vital semblait s'être asséché dans ses veines en l'espace de quelques années. Une toupie manquant d'énergie et qui vacille, voilà ce qu'elle m'évoquait alors. Ses bras manquaient de force, ses jambes ne suffisaient plus à la porter, les mots sortaient de sa bouche avec une peine croissante. Une braise incandescente dans un foyer presque éteint, c'était tout ce qu'il restait d'elle.

Et puis, tu t'en souviens peut-être, sa dernière chute avait été terrible. Dans le choc, la cage thoracique avait souffert, de l'eau s'était infiltrée dans les poumons, et le jour est venu où nous avons su que Tantine n'aurait plus ni le temps ni la force de s'occuper d'elle et qu'il fallait la mettre dans un centre, là-bas, à Gabarret.

Oh, n'imagine pas que ça a été facile, ni pour nous, ni pour elle ! Sa petite voix, le mince filet ténu qu'elle gardait encore au fond de sa gorge, un murmure plutôt, implorait qu'on la laisse à Resgaille, la vieille ferme familiale, elle y avait toujours vécu et voulait y mourir.

Mais tu sais, de nos jours, on ne laisse plus les vieux mourir en paix, et nous, lâchement, nous voulions qu'on la soigne, qu'elle continue à vivre, fut-ce au prix de son malheur. Alors elle a dû quitter Resgaille, ses vieux murs de torchis tout lézardés, son verger, la vieille mare, la grange de bois qu'avait construite le Papé.

Le Papé. Son Pierre. Qui était parti près de vingt ans plus tôt. Un accident, bête comme le sont tous les accidents, pendant les moissons. Moi qui ne l'avais jamais connue que souriante, je l'ai vu pleurer des années durant par la suite.

En l'arrachant à ses souvenirs, à ce lieu où avait vécu et était mort le Papé, c'était toute sa vie qu'on éviscérait. Nous le sentions bien, mais voilà, elle était impotente et avait besoin de soins, nous pensions faire le seul choix possible.

Mais je me suis égaré. J'en reviens à cette journée - je pense finalement que c'était en octobre - où je l'avais revue pour la première fois, plusieurs mois après qu'elle eût été essouchée de Resgaille ; il faut dire que j'habitais à des centaines de kilomètres de Gabarret et ne pouvais venir à loisir.

Elle était là, présente et absente à la fois, seule une légère lueur dans son regard m'indiquait de temps à autres que son corps était de nouveau habité. Le temps fut ce jour-là essentiellement charpenté de silence et d'immobilité, dans cette chambre propre, moderne, mais triste à en mourir.

Et puis sa voix, son infime chuchotement, s'éleva.

- Hier, je suis allée au Lugnon et j'ai passé la journée avec Elise Téchené.
- Ah... Ah bon ? Tu... tu es sortie ?
- ...
- Avec Elise Téchené, c'est ça ?
- ...
- Mamée ?
- ...

La lueur était repartie. Seule restait sa carapace, ce corps si fatigué, si épuisé par une vie de labeur constant. Un peu plus tard, je l'embrassai et repartis.

De même qu'elle avait dû savoir, en quittant Resgaille, qu'elle n'y reviendrait jamais, je sentais bien que c'était un baiser d'adieu que j'avais déposé sur ses joues creusées.

Pourquoi te parlé-je de ça aujourd'hui ? Je ne sais pas. Tout cela est si ancien déjà. Vois-tu, même si je n'en avais rien montré devant elle, ses mots m'avaient fait sursauter. Tu es trop jeune pour l'avoir connue et tu l'ignores donc : Elise Téchené était une lointaine cousine à nous mais, à l'époque, cela faisait déjà près de trente ans qu'elle était morte.

Bien sûr, son esprit, prisonnier qu'il était d'un corps impotent, avait dû divaguer, revivre des souvenirs, ressusciter des cadavres depuis longtemps décomposés au fond de la terre. Tantine et Maman rapportèrent également de telles résurgences lors d'autres visites : elle leur avait affirmé avoir revu Marie Daliès, Jeanne Danglade, les frères Garoste, Luce Briscadieu, et d'autres encore qui, tous, reposaient en paix dans les cimetières environnants de longue date. Son esprit s'embrumait, voilà tout. A son âge et dans son état, cela était bien normal, au fond, c'est ce que nous nous sommes dit alors.

Mais tu sais, je connaissais bien ma grand-mère pour avoir, gamin, passé l'essentiel de mes vacances scolaires et de mes étés là-bas, à Resgaille. Et, crois-moi, quand elle m'a parlé de sa sortie au Lugnon, de sa visite à Elise Téchené, j'ai vu la vie brûler au fond de ses yeux. Elle était là, terriblement là, et il y avait trop de vérité dans ce regard et dans ces mots.

Je sais, tout cela te paraîtra ridicule, mais je suis convaincu qu'elle était vraiment allée au Lugnon la veille et qu'elle y avait passé l'après-midi avec Elise Téchené. Qui peut savoir la force de l'esprit quand le corps est déjà mort, ou presque ? Je suis sûr qu'elle a franchi la barrière de sa propre peau et parcouru les ans à rebours pour retrouver sa cousine, la couvrir de baisers, papoter et jouer avec elle comme il y a si longtemps. Oui, quand nous la voyions absente, l'oeil éteint, comme momifiée, je sais qu'elle était juste allé retrouver le goût d'éternité des années et des visages disparus, rire en pleine innocence, courir dans les prés, faire l'amour avec son Pierre, loin, si loin de la carcasse ridée vissée dans le fauteuil, là-bas, à Gabarret.

Tu vois, le jour où l'infirmière l'a retrouvée morte dans son lit quelques semaines plus tard, je suis persuadé qu'elle était juste de nouveau partie leur rendre une petite visite et que son Pierre, Elise Téchené, Marie Daliès, Jeanne Danglade, les frères Garoste, Luce Briscadieu et tous les autres l'ont convaincue de rester définitivement avec eux, que cela ne servait plus à rien de revenir de temps à autre habiter ce corps flétri qui ne lui obéissait plus et la faisait souffrir.

Alors, tu sais, même si tant d'années se sont écoulées depuis, même s'il ne reste d'elle aujourd'hui sûrement plus que quelques os dans sa tombe, je sais qu'elle est toujours bien en vie et heureuse là-bas, au pays de la jeunesse éternelle, de l'autre côté du temps.

Non, s'il te plaît, ne souris pas, ne te moque pas, fais au moins semblant d'y croire un peu !

J'ai tellement besoin d'y croire moi-même.