Pourquoi ces mots si doux, prononcés par le maître, résonnaient-ils encore comme un glaive au plus profond de sa chair ?

Marie avait toujours été si délicate. Et puis les parents de Marthe avaient demandé tôt à la petite fille d’être grande. Va chercher de l’eau au puit du village, pétris le pain pour maman qui est fatiguée, va chercher l’huile chez le marchand, balaie ce plancher.

Et puis Marie, le bébé, cette chose rose et souriante : Marthe, surveille la petite jusqu’à mon retour. Marthe, il y a les noces de la cousine Judith, garde bien Marie, surtout veille à ce qu’elle mange toute sa part. Marie refusait le pain, cherchait le miel, et Marthe, indulgente, ne savait rien lui refuser. Marie, le rayon de soleil de sa mère, la petite chatte assise sur les genoux du père, Marie dont il fallait couvrir les bévues, cacher les morceaux de la cruche cassée, Marie si jeune quand les parents moururent. Marie, la revanche de Marthe sur la vie trop grande pour les petits bras de sa sœur.

Et puis il y avait eu cette histoire de dot qui avait mal tourné. Marie n’avait pas pu épouser Jacob. Marthe avait pleuré en silence pendant que sa sœur avait sangloté des nuits entières. Devant l’injustice, Marthe n’avait que le recours des orphelines, la prière et le labeur de chaque jour. Il est vrai qu’elles auraient pu être plus dépourvues, il leur restait leur frère Lazare, mais plus d’espoir de mariage.

Puis il était venu. Jésus de Nazareth était passé dans leur vie. Une lumière sur la grisaille de l’occupation romaine, un baume sur son cœur de femme qui n’avait rien d’autre à faire qu’aimer sa sœur et Yahvé et servir son frère

Un homme qui répondait à sa soif de femme qui ne pouvait aimer un époux. Marthe ne se souvenait pas d’avoir ressenti quelque chose de si doux, si suave et si douloureux à la fois.

Jésus. Ce nom la remuait, la transportait, l’enflammait.

Jésus, murmurait-elle quelquefois pour elle même, comme une caresse secrète.

Voici que Jésus était dans leur demeure. Près d’elle, à côté de la place que tenait leur père, touchant la nappe tissée par la mère. Elle respirait le même air, goûtait au même pain.

Jésus... Jésus... mais il y avait les autres, douze, sans compter Marie et Lazare et le voisin qui s’était invité pour voir le maître. Alors, Marthe, qui voulait voir, qui voulait entendre, se mortifiait à chaque fois qu’elle devait s’éloigner pour aller chercher la corbeille, le vin, celui-là veut de l’eau, celui-là a échappé quelque chose sur sa tunique, celui-là lui parle de la fissure sur le mur arrière, celui-là, mais que dit encore le maître, Marthe avait peine et misère à saisir. Un ouvrier, une vigne, qu’est-ce que cette histoire ?

Et Marie, belle et fragile comme elle avait toujours sû l’être, était à ses pieds. Inutile et belle comme une orchidée au matin. Marthe, les joues rougies par la sueur, pour la première fois s’impatienta. Elle avait faim de son Dieu, réclama sa part de pitance.

« Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur me laisse servir toute seule ? Dis-lui donc de m’aider. »

Elle voulait aussi dire : « Maître, j’ai besoin de toi tout entier. Je voudrais être près de toi, remplir mes yeux de ton visage, remplir mon cœur de tes paroles, soûler mon être tout entier de ta présence, m’abandonner à toi... Je veux te donner le meilleur de moi-même. Je veux le service parfait pour le roi des rois, je veux que tu sois mis sur un trône dans cette maison, que tes moindre désirs à toi et tes amis soient comblés, Seigneur, je voudrais être toute-puissante et toute présente, Seigneur, viens à mon aide ! »

Et que dit le maître ?

« Marthe, Marthe… ta sœur a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas enlevée. »

Une gifle au visage, une humiliation telle que le cœur se change en pierre pour ne pas souffrir, une volée de flèches telles que tous les boucliers de son âme se levèrent en même temps et lui firent reprendre le service sans un mot, mais en serrant les lèvres pour ne pas laisser passer ni chagrin, ni remords, ni reproches.

Il fallait tenir la tête haute, il fallait tenir sa place et si elle était au service, elle servirait.

Puis Jésus partit.

Marie, insouciante et repue de cette rencontre s’endormit un sourire aux lèvres. Lazare dormait de son sommeil de juste. Lui, on ressusciterait un mort avant qu’il ne se réveille.

Marthe cherchait le repos, mais ses membres étaient de plomb et refusaient d’abdiquer à la détente. Les trompettes de son humiliation retentissaient encore et encore : Marthe, Marthe, tu t’agites… Marthe, Marthe, tu te soucies de beaucoup de choses… Marthe, Marthe… une seule suffit…. Marthe, Marthe…

Du coup, elle aurait voulu se nommer Judith, Esther, même Jézabel, n’importe qui, ne plus être celle qui portait ce reproche d’avoir choisi le travail épuisant.

« Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » gémit-elle.

Et puis le matin revint. Elle marcha jusqu’à la fontaine, sourit à la veuve d’Isaïe, lui glissant son morceau de pain quotidien.

Marie s’éveilla un peu tard comme à son habitude et , comme à son habitude, chantonnait en faisant sa toilette matinale, adaptant la prière rituelle à son humeur du jour. Marie, Marie.. celle qui a choisi la meilleure part.


Et puis le temps passa.

Il y eut ce drame terrible de la crucifixion du maître. Marthe ne pleura pas, elle n’en était plus capable. Elle dormait peu la nuit, revivant les tourments de la géhenne à entendre Jésus lui dire Marthe, Marthe…

Mais elle consola Marie, soigna Lazare qui avait prit une cuite du tonnerre à cette épouvantable nouvelle.

Quand sa sœur se fut endormie de chagrin et son frère de boisson, elle essaya de s’assoupir à son tour. Mais elle n’y arrivait pas, comme de coutume.

« Marthe, Marthe… » cette fois, l’appel semblait différent. Il ne ressemblait pas à son souvenir, mais à une demande de quelqu’un présent à côté d’elle.

Inquiète de ce sentiment, elle s’assied sur sa couche. Tendit la main pour prendre son voile et sursauta mais ne put crier, aucun son ne sortait de sa bouche.

Jésus était là.

« Maître, que fais-tu ici ? » s’entendit-elle penser.

« Je suis venu te visiter dans ton enfer. »

« Maître, maître, tu es couvert de sang. »

« Je souffre ce que tu souffres, répondit-il sans reproches.

« Maître, maître, dis-moi comment te délivrer de ma souffrance. »

« Le veux-tu réellement Marthe ? »

Si elle le voulait ? De tout son cœur, de toute son âme, de tout son esprit, elle le désirait plus que sa vie. Elle n’avait plus souvenir de ce souper, elle n’avait que l’envie de souffrir seule sans que le maître n’en pâtisse.

« Alors, laisse moi passer à travers toi. »

« Maître, tu parles sans que je comprenne. »

« Laisse moi passer par l’amour que tu as ! »

Marthe se concentra sur le visage de Marie, sur Lazare, sur le souvenir de ses parents, elle essaya de trouver tous les souvenirs tendres de son enfance. Elle entendit la voix du maître, ressentit à nouveau la brûlure qui la consumait à chacune de ses visites.

Rien ne semblait bouger. Le maître était toujours devant elle, plaies ouvertes, visage crispé.

« Maître je ne peux pas ! Aide moi, je ne peux pas porter plus d’amour que j’en ai ! » supplia-t-elle intérieurement. « Je vous aime tant ! »

Jésus continua à la regarder avec ces yeux si doux : « Aime-toi comme tu m’aimes et que tu aimes ton prochain. Nous sortirons de l’enfer. »

« Mais tu m’as dit que je n’avais pas la meilleure place. »

Jésus lui sourit : « Ta place non plus ne te sera pas enlevée. Nous sommes à la même table. Tu seras rassasiée. »

Puis il disparut.

Puis la rumeur se répandit. Il était ressuscité. Incroyable, disait la rumeur du village, mais plusieurs se souvenaient qu’il avait sorti Lazare de son tombeau. D’aucuns prétendaient que Lazare n’était pas vraiment mort et que tout était supercherie.

D’autres, comme Marie. portaient à nouveau l’espoir en eux. Marthe souriait en lavant les coupes de vin du souper de voir sa sœur revivre.

Bien entendu, elle n’avait parlé à personne de son apparition nocturne, déjà qu’ils passaient pour un peu fous dans la famille.

Mais après avoir fini de ranger les coupes, elle en ressortit une, se versa à boire.

Devant Lazare et Marie ébahis par cette soudaine licence, elle leva sa coupe :

« Même avec un peu de vin, je ne serai pas déplacée… »