Sur la petite place, au lever de l’aurore.
Le marché rit, joyeux, bruyant, multicolore….

Ces vers d’Albert Samain, nous les avons tous appris à l’école primaire. Enfin, quand je dis "tous", je pense aux vieux enfants de ma génération. C’était ce que nous appelions une récitation et, bien entendu, il fallait l’apprendre "par cœur".

Cette récitation m’est revenue récemment alors que je me promenais un joli matin, jour de marché, à Mers-les Bains, charmante station balnéaire aux grandes maisons un peu désuètes, plantées le long du littoral Picard, à deux pas du Tréport.

Et ces images de déballages, d'étals, ces senteurs de fruits et de fleurs, ont fait ressurgir des souvenirs, un parfum d’enfance, lorsque j’habitais à (je n’ai pas écrit SUR) Drancy (il faut être NAZE, aujourd’hui on entend des professionnels de la jactance dire, j’étais SUR Bordeaux, ou SUR Roubaix, on est SUR leurs sœurs, ou leurs femmes à ces cons, mais on est DANS une ville… Non mais !)

J’avais six ans environ lorsque j’ai commencé à accompagner ma mère au marché de Drancy. Il était immense, tout en longueur, il s’allongeait comme ça le long du trottoir. Les étals : des grandes planches posées sur des tréteaux bancals et, par-dessus, tendues sur des tiges métalliques fichées dans le sol, des toiles goudronnées, le tout prêté par la municipalité Drancéenne.

Cet agencement était mis en place dès potron-minet par les employés municipaux, et démonté à partir de midi tapant, le marché ne traînait pas tout l’après-midi, d’ailleurs les ménagères faisaient leurs courses très tôt, je pense que c’était une génération de lève-tôt, pas de téloche à l’époque, alors on se couchait quasiment "comme les poules" et on se levait de même !

Donc ma mère, pas très grande ni très épaisse, mais robuste, vaillante et, comme on disait : "elle n’avait pas les deux pieds dans le même sabot", se levait de bonne heure afin d’être au marché pour sept heures et demie environ.

- C’est de bonne heure que l’on trouve les meilleurs produits, sinon tu n’as que les rogatons, et c’était vrai pour la viande, le poisson et les fruits, elle avait l’œil !

Les beaux fruits placés devant, bien rangés, afin d’attirer le chaland, et derrière cette "devanture" : les DAUBES, les fruits talés. Alors elle choisissait elle-même ses fruits et légumes, sous l’œil un peu agacé des commerçants, mais comme elle disait :

- Je n’ai jamais acheté un poisson sans lui regarder l’œil !

Ses premiers achats effectués, elle rentrait à la maison, avec le pain frais pour la maisonnée.

HUUUMMM ! Le café au lait ou le chocolat, avec du pain croustillant, et du beurre largement étalé...

Ensuite elle repartait, afin d’acheter les produits d’entretien et autres. Je l’accompagnais. Elle marchait vite. Pour la suivre, je trottinais, lui tenant la main, je sentais son alliance. Alors elle me parlait du coût de la vie, je ne comprenais pas grand chose, sauf qu’il y avait des riches (elle disait des gros, va savoir pourquoi ?), et des trimards, qu’on n'allait pas loin avec un billet d’mille, elle parlait des anciens francs, ceux d’avant 1958, un euro cinquante environ, mais ça ne veut pas dire grand-chose aujourd’hui, à l’époque c’était beaucoup et peu à la fois, mille balles quand tu as trimé une semaine pour gagner cinq ou six de ces grands billets bleus, et qu’ils partent aussi vite, c’est peu, mais quand il fallait les gagner, c’étaient beaucoup d’efforts.

Et puis on arrivait au marché, un monde, une autre planète, les commerçants qui interpellent le chaland :

- Par ici la ménagère, on va faire des affaires !

Les allusions un peu coquines, que je ne comprenais pas mais qui faisaient sourire ma mère.

- Touchez mon poireau ma p’tite dame ! Voyez comme il est frais ! Et ma carotte ? Elle n’est pas jolie ma carotte ?

Le tripier l’air goguenard :

- Prenez vot’ pied Madame ! Il voulait parler des pieds de veaux présent sur l’étalage, évidemment.

Devant l’étal des produits d’entretien, mille parfums flottaient, je les respirais avec bonheur : la rose, la violette, le savon de Marseille (sans emballage), tout ça me chatouillait les narines et immanquablement… AAAAA - ATCHOUM !

La vendeuse, une vraie réclame pour ses produits de beauté ! Maquillée comme une bagnole volée, Pinder serait passé par là sûr qu’il lui aurait dit :

- Toi le clown, je t’engage illico !

Pour la toilette : savon de Marseille, pour les shampooings : savon de Marseille, rinçage à l’eau vinaigrée, pour la lessive : savon de Marseille, que ma mère coupait en fines lamelles avant de les jeter dans la grande lessiveuse posée sur un "tire-gaz" au beau milieu de la cuisine.

Défense de s’approcher de la marmite infernale, et ma mère nous racontait d’horribles histoires d’enfants défigurés par l’eau bouillante d’une lessiveuse, autour de laquelle des garnements jouaient sans faire attention.

Bien sûr, ces histoires épouvantables étaient destinées à nous tenir éloignés du chaudron bouillonnant, et de son "champignon" planté au beau milieu de la lessiveuse et qui à intervalles réguliers rejetait en bouillons fumants l’eau savonneuse, en émettant des borborygmes (TAIN j’ai réussi à le placer) !

Après les produits d’entretien, on continuait notre chemin, nous frayant un chemin parmi la foule très dense, un véritable slalom ! Je faisais attention de ne pas prendre un coup de cabas dans la tronche, quand on est minot on est juste à la bonne hauteur !

On arrivait devant le marchand de ballons, magnifiques ces ballons, énormes, multicolores, dansant dans la brise, à l’époque ils étaient gonflés à l’hydrogène, vachement dangereux l’hydrogène, une saloperie de gaz très inflammable, aujourd’hui c’est interdit, l’hélium l’a remplacé et c’est tant mieux !

Enfin, ces jolis ballons, je ne faisais que les regarder, car "les sous" devaient servir à n’acheter QUE des choses utiles !

A propos des sous, ma grand-mère comptait encore en sous ! Pour les djeuns : le sou était une division du franc, ceci avant la seconde guerre.

Vingt sous égalaient UN franc, un linvé en argot, le laranqué pour deux francs, et enfin la THUNE pour cent sous soit cinq francs.

Plus loin : le tireur de cartes, debout derrière une toute petite table assez haute, étalé devant lui des brêmes bien mystérieuses pour un gamin. Je m’y arrêtais quelques secondes, émerveillé par ces dessins dignes des meilleurs images d’Epinal, j’ai appris bien plus tard qu’on les appelait : des LAMES, et que c’étaient des tarots de Marseille, un coin du mystère était tombé !

Bon, allez, on ne traîne pas ! Et pis tout ça c’est des conneries, moi j’y crois pas. Alors on continuait…

Et les camelots ? Il n’y en a plus des camelots, tu sais les mecs qui te vendent des tas de trucs qui ne servent à rien, mais avec leur baratin tu te demandes comment tu as pu vivre sans ce bidule GENIAL, qui remplace le beurre, l'éponge diabolique qui te brique une vaisselle en deux temps trois mouvements, ou l'outil infernal remailleur de bas, autrefois les femmes remaillaient les bas filés, car les neufs coûtaient trop cher !

En un clin d'oeil, le gus te réparait une patate commack !

Evidemment les ménagères soucieuses d’économiser, achetaient le bidule, arrivé à la cambuse, peau d’ balle pour faire fonctionner l’bouzin... Une arnaque !

Les produits détachants, le camelot s’aspergeait d’un tas de saloperies : mayonnaise, encre, sauce tomates, etc. Un coup de produit miracle et HOP ! Sa limace retrouvait la blancheur immaculée, la robe de la sainte vierge ? Une serpillère à coté !

Mais l’un des plus costauds qu’il m’ait été donné d’entendre commençait sa harangue comme ceci :

Il tenait un superbe chrono Suisse dans sa main.

- Ce chrono je ne vous le vendrai pas mille francs.

- Ni cinq cents francs.

- Ni deux cents, ni même cent francs !

- Et ce pour deux raisons :

- La première : parce qu’il est à moi, et que je ne désire pas le vendre !

- La seconde c’est que je suis là pour vous vous vendre…

Et s’en suivait un discours interminable sur la valeur des pierres à briquet qu’il allait brader à la cantonade.

Près du marché couvert, là où après la guerre se tenaient parfois des expositions, des photos prises dans les camps de la mort et qui m’impressionnaient tant, il n’y avait guère de psychologie à l’époque, tu prenais ces photos atroces en pleine gueule, et tu devais t’arranger avec.

Près de ce hall se tenait le marchand de poissons rouges. Il ne les vendait pas cher, ces poiscailles. Le type qui tenait l’étal avait dû se ramasser un éclat d’obus sur la tronche au cours de la guerre, car il était salement amoché, c’était ce qu’on appelait une gueule cassée !

Il existait même des billets de la loterie nationale qui s’appelaient "les gueules cassées", on ne faisait pas dans le politiquement correct à l’époque, on appelait un chat, un chat.

Là aussi, j’aurais bien aimé en rapporter un de poisson, d’autant plus facile que, pour les transporter, il donnait un sac plastique, rempli de flotte fermé par un cordon coulissant. La bestiole ballotait pas mal dans cet aquarium de fortune, et sûr qu’elle devait avoir la gerbe ! Mais ça ressemble à quoi une gerbe de poiscaille ?

Même réponse que pour les ballons : dépenser de l’argent pour une bestiole qui sera crevée dans deux jours… Pas question !

Et voilà encore une jolie page de psychologie destinée aux enfants, on n’ en était pas traumatisés pour autant, et puis elle avait raison, combien de ces poissons ont finis sous les dents de Minet quand ils étaient crevés ? Rien ne se perdait dans ces années là, et Charlot le greffier se régalait de tout, mais pas de RONRON, tu penses acheter de la bouffe pour les chiens ou les chats, ils bouffaient ce que tu ne pouvais pas mâcher c’est tout, et ils vivaient bien vieux : ma première chienne, baptisée "Titou", a vécu dix-huit ans ! C’était une chienne de raceS. J’ai mis un « S » à race parce qu’elle en avait une demi-douzaine à l’aise de races, et je pense qu'elle avait été croisée avec une bordure de trottoir.

Plus tard sont arrivés les "TOUT à CENT FRANCS", anciens les francs bien sûr ! Pour vous donner une idée de la valeur des cent balles années 54 ou 55, c’était à peine le prix d’une place dans les beaux cinoches, car au Moulin Rouge de Drancy les places étaient beaucoup moins chères, les films moins terribles aussi, mais quand tu as treize ou quatorze ans HEIN ?

Dans ces déballages, il y avait de tout, de la râpe à fromage au petits jouets en plastique, en passant par le rouleau à pâtisserie. Tout le monde y trouvait son bonheur, il m’arrivait de sacrifier Zorro ou Tarzan pour un avion en plastoque (déjà les avions !).

Puis, chargée comme un mulet, ma mère rentrait. Je ne lui donnais plus la main : elles étaient cisaillées par les anses des cabas. En rentrant, elle se mettait au fourneau, il arrivait une fois l’an environ que mon père fasse la cuisine !

C’était toujours la même recette : polenta avec chipolatas. Le bazar quand il avait terminé ! Ma mère et ma sœur qui se tapaient la vaisselle, tu penses le Raymond Oliver de banlieue ne touchait pas l’évier.

Puis nous passions à table, repas amélioré du dimanche. Nous écoutions "le grenier de Montmartre" à la T.S.F, une émission de chansonniers, Messieurs Edmond Meunier, Raymond Souplex (qui deviendra plus tard le fameux inspecteur Bourrel) ou encore Jean Amadou, Robert Rocca, et son complice Jacques Grello.

Puis, le repas terminé, on se retrouvait avec les copains de ma rue pour une séance au cinoche de quartier, le premier rang, banquettes de bois, le cou levé pour voir l’écran (nous n’avions pas encore de problèmes de cervicales) et nous suivions les aventures de Laurel et Hardy, de Zorro ou de Tarzan.

En tout cas ça avait été une bien belle journée.


Ce joli dessin je l'avais acheté à un copain dessinateur, illustrateur de grand talent : BILL MARSHALL, si toutefois il désire que je le retire, je le ferai.