Les olivades

La belle Automne, l'Automne émouvante que l'on traverse en venant de Paris, l'Automne aux tons bruns, écarlates, ocre, rouille, sombre et flamboyante à la fois, ne se remarque guère par chez nous. Il faut vous dire que nos yeuses, kermès, oliviers, cyprès et nos pins d'Halep aussi, se refusent à quitter leur belle tenue verte avant la mauvaise saison. Pour quoi faire ? Elle est si courte. Juste le temps de se dévêtir et il faudrait aussitôt réenfiler ses habits ? Gardons-les, se disent nos arbres, dans leur logique végétale.

Et quand l'Automne arrive, dans les Alpilles, cela nous fait de suite penser à la récolte de nos olives ! Car c'est ici, dans nos vallons bien exposés au Sud pour prendre le soleil, bien protégés de cette catastrophe de Mistral par nos belles collines, choyées pendant tout l'an par les hommes, que nos souches vieilles de plusieurs siècles nous donneront leurs olives bien mûres et la plus fine, la meilleure huile de toute la Provence, c'est le moins chauvin des gaillards qui vous l'affirme.

Elle est si réputée, notre huile, que j'ai pour habitude d'inviter à cette période ma bande de joyeux turlupins et turlupines de ce foutu Paris qui me manque si peu. Eux s'arrachent à leurs brumes, à leur loges de théâtre, à leurs familles, et de bon cœur, je vous l'affirme. Ils viennent s'encanailler au soleil, ils se donnent un peu d'exercice physique, ils repartiront avec leur pot d'olives vertes cassées et leur estagnon d'huile sous le bras, ils se seront fait des souvenirs et ... ma récolte sera faite !

- Vé, c'est aujourd'hui qu'ils doivent arriver, et voici leur diligence ! Hola les amis, montez vous rafraichir ; mon moulin, mon vin cuit et moi vous attendions de pied ferme ! Jules ! Edmond ! Mes amis ! Votre langue lance t-elle toujours autant de piques, sous couvert d'écrire un journal ? Ces dames ne vont pas apprécier ! Oh, mais Fanny est là ! Tu as pu te libérer ? Bien que tu sois suffisamment "libérée", ce me semble ?

- Et ce bon Gustave ! Vous revenez d'Afrique ? Vous allez pouvoir nous en enseigner quelques usages et tours de mains locaux ! Entrez tous, coquins et coquines, et faites comme chez vous chez votre meunier préféré !

Le voyage avait été fatiguant et nul ne s'attarda trop tard lors de cette première soirée de retrouvailles. Le lendemain par contre, dès le chant du coq, tous s'agglutinèrent gaiement autour de la grande table, prenant d'assaut les bancs et les tabourets et avalant un bon bol de lait trempé de tartines. Des olivarelles arrivaient à pieds, en voisines, toutes plus adorables les unes que les autres, dans ce costume si seyant des filles d'Arles et même Brémonde, la poétesse du cru, qui saisissait ainsi l'occasion d'embrasser ses amis de la capitale.

Chacun se passa derrière le cou la courroie de cuir qui soutenait le panier en bas du ventre, au bon endroit pour que les olives s'y égrennent sous les doigts rapides. Les jeunettes musclées à la taille de guêpe, dont le poids ne risquait pas de casser les branches, montaient, agiles, directement dans les frondaisons. Ceux qui avaient le vertige restaient sagement les sabots sur le plancher des chèvres et ramassaient les branches basses, d'autres grimpaient tout en haut des chevalets, ces échelles astucieuses à trois pieds, les costauds s'occupaient de la manutention des sacs qu'une mule et sa carriole porteraient dès ce soir au moulin à huile du village.

Le soleil montait dans un azur sans nuages, la rosée s'était évaporée depuis lurette et toute cette activité besogneuse commençait à échauffer les corps et les esprits. Filles et gars se mettaient à l'aise, quittaient les vestes, se retroussaient les manches. Les nines dénouaient leurs cheveux, remontaient leurs jupons sous la ceinture, montraient leurs chairs brunies par l'Été encor proche. En Provence, les belles journées chaudes, nous y avons droit quelquefois jusqu'en Novembre.

Je sonnai le rassemblement pour le déjeuner et la troupe rappliqua sans discuter plus avant. Ils avaient eu le temps, en travaillant côte à côte, de faire connaissance, et chacun s'assit par affinité, dans de grands rires et en se frôlant, plus par nécessité que hasard, de la croupe, des doigts ou des lèvres. J'avais mis un tonnelet en perce de notre rouge des alpilles, épais, capiteux, et les bouteilles circulaient de bouche en bouche et les hommes découpaient de fines tranches de jambon à leurs belles et ils mordaient dans les mêmes tomates puis ils se léchaient le jus qui coulait, l'un l'une et l'une l'un. Le feu que j'avais allumé avec les bois de taille de l'année dernière avait tourné en braise et les côtelettes d'agneau sur la grille, saupoudrées de thym dégageaient un fumet à rendre toute la compagnie carnivore voire anthropophage, ce qui devait se confirmer par la suite. Les flacons de gnôle vivaient leur folle farandole.

Rien ne va si bien avec le travail que la fête. La fête semble ainsi la récompense du travail et chacun peut s'y vautrer, s'en saouler, y plonger avec volupté sans se sentir coupable le moins du monde. Sur l'aire, devant le moulin, le sentiment de culpabilité n'avait effectivement pas sa place ; par couple ou en groupe, la fête devenait paillarde, les joues tournaient au rouge vif, les yeux brillaient et lançaient des éclairs, les râles succédaient aux rires et les cris aux soupirs. Quelques uns, prétextant un pénéqué d'après-boire, se sont isolés dans une tousque de chênes verts en contrebas, d'où sortent bientôt toutes espèces d'appels au secours, sans discontinuer et dans toutes les tonalités. D'autres ont envahi mon moulin, ma souillarde, mes trémies, mes placards, mais la plupart consomment leur plaisir sur l'aire, simplement, contre le banc de pierre au grand soleil ou sous la table, à l'ombre. Les odeurs, l'alcool, la sueur, tout ce grand air campagnard où pulse l'énergie vitale, cette Nature en proie au païen a rendu les hommes satyres et transformé les nymphettes en mangeuses d'hommes. D'aucunes ont déjà attaqué leur morceau préféré.

Fanny nous enduit le corps d'huile d'olive, elle se retourne, s'accroupit, me tend sa croupe, m'attrape à pleine main par les génitoires et s'empale elle-même. Nous nous lançons par de lents et longs mouvements dans ce que nous aimons tant tous les deux. J'attrape une poignée de picholines dans un sac et je les lui insinue une à une tout autour de mon membre tout en continuant à tourner, à touiller la récolte ...

- Tu sais, ma chérie, que l'huile devrait être bonne, cette année ?

Sa réponse, fougueuse et puissante, ressemblait assez à un "oui".