Avant l’arrivée des baladeurs et autres MP3, je me souviens que les gens chantaient. Bien sûr, pas de musique dans nos spartiates autos, et encore moins de télévision ! Ne vous marrez pas : il y en a de plus en plus, paraît-il, et pas seulement à la place des passagers arrières !

Alors nous chantions ! Parfois à tue-tête, il m’arrivait de me prendre pour un ténor quand, en partant le matin sur ma moto, j’entonnais une chanson de Sacha Distel ou de Gilbert Bécaud. Pareil même chose (wouarf) lorsque je me rendais de Villefranche-de-Lauragais à Toulouse pour aller bosser chez l’avionneur Bréguet, le matin de bonne heure, 35 à 40 minutes de trajet. En 1962, pas de radio dans ma deudeuch ! Alors je chantais rien que pour moi des chansons de Léo Ferré ou de Georges Brassens, j’en connaissais beaucoup "par cœur".

Il n’y a pas si longtemps, lors d’une soirée, une amie et moi avons chanté en chœur "comme à Ostende" de ce vieux Léo ! Elle connaît mine de... pas mal de chansons, bien rangées dans sa tête bien faite !

J’entendais, sur une station radio, Jean-Marc Thibault qui déclarait connaître plus de 1000 chansons. Je ne sais si c’est vrai, mais assurément il en connaît beaucoup.

Force était de les apprendre, car il n’y avait rien d’autre pour écouter ce que l’on aimait en dehors de chez soi, rien qui puisse vous faire écouter de la musique hormis les 45 tours, assez chers tout de même. On les écoutait sur nos électrophones munis d’un haut-parleur, on était loin de la stéréo-fifi !

Et puis aussi une tradition disparue HELAS ! J’écris hélas car, bien que n’étant pas (trop) nostalgique du passé, je trouvais charmante cette coutume qu’après les repas de famille, de première communion ou de mariage, chacun "pousse" la sienne comme on disait à l’époque.

Chacun avait avait "sa" chanson : ma grand’mère chantait "l’ange rouge", une goualante réaliste, l’ange rouge étant la guerre, celle de 14-18, la grande, la seule, la vraie, comme elle nous le rappelait, elle y avait perdu ses deux frères de 20 et 21 ans, son mari plus tard, mon grand-père mort des suites de cette horrible carnage.

Je me souviens encore des paroles du début :

Regardez-le chevaucher dans l’espace.
Regardez-le : c’est l’ange rouge qui passe.

C’est primesautier, n’est-ce-pas ?

Un oncle nous chantait "les baisers quand ils sont bien donnés"... Quand il attaquait ça, la tante lui jetait un regard courroucé, c’était le signe que tonton en avait un coup dans la huche. S’il peut lire par-dessus mon épaule depuis là-haut, il doit bien se marrer, ce petit bonhomme jovial… Sacré Félix !

A la fin des repas de famille, certains racontaient des histoires à ne pas mettre dans toutes les oreilles. Les "grands" attendaient que les enfants soient partis jouer dans la cour ou dans une autre pièce, alors ils en profitaient pour raconter la dernière... parfois entendue un an auparavant, mais on faisait semblant de la découvrir et on riait, ça mange pas d’pain et puis ça faisait plaisir au conteur.

Lors des mariages (plus que pour les premières communions), les chansons de corps de garde étaient à l’honneur : depuis le "plaisir des Dieux" jusqu’à la "petite Charlotte", en passant par les "trois orfèvres", tout y passait ! Les dames (un peu hypocrites) poussaient des "OH !" d’indignation, tandis que les messieurs jouaient les fiers-à-bras, les "affranchis", les "j’en ai vu d’autres" !

Dans les ateliers de couture, de mécanique, dans les manufactures, les ouvrières, les ouvriers chantaient ou sifflotaient en travaillant. J’ai travaillé un moment chez Bourjois, le parfumeur. A l’époque, l’entreprise était située à Pantin. Sept cents femmes y travaillaient. Je réglais les machines de conditionnement, j’étais célibataire, elles m’en ont parfois fait voir de toutes les couleurs, ça allait de "mécano de mes deux" quand elles n’étaient pas contentes à "viens mon chéri, je vais t’offrir un bonbec" ! Tout ça dépendait de leur humeur, mais bon, ça n’était pas bien méchant et en tout cas sans rancune.

Toutes ces femmes chantaient, souvent très bien. Avec leur star’ac à la con, ils peuvent aller se faire foutre ! J’entendais parfois des voix magnifiques. Avec des cours de chant, je pense sincèrement que certaines auraient pu faire une carrière, mais ça n’était pas bien la mode, et puis elles n’avaient pas l’aplomb nécessaire, venant comme moi de milieux modestes où on ne connaissait pas toutes ces choses. Alors elles chantaient pour leurs collègues, pour leur mettre le cœur à l’ouvrage, emballer des flacons de parfum à longueur de journée, le dos courbé, toujours le même boulot ou presque, il fallait avoir un sacré moral !

Dans d’autres entreprises, j’ai connu d’autres "laborieuses" penchées sur des tours à décolleter, la même pièce à longueur d’année, derrière elles les tonneaux métalliques remplis de pièces en ferraille, tournant pendant des heures pour ébavurer les dites pièces.

Le vacarme : INFERNAL ! Elles ne bronchaient pas, elles chantonnaient même, pour elles bien sûr, car dans ce brouhaha il fallait hurler pour se faire entendre. Je restais le minimum de temps dans ces lieux, le réglage de la machine terminé, je me réfugiais dans des lieux plus calmes… Beaucoup plus calmes !

J’admirais et j’admire toujours ces femmes, bosseuses, appliquées, toujours souriantes… Eh oui ! Elles ont fait les trente glorieuses… Glorieuses pour qui ?

Quand elles sortaient le soir de leur usine ou de leur manufacture, ça n’étaient plus les mêmes : envolés les fichus, disparus les longs tabliers blancs, les chaussures informes et graisseuses remplacées par de jolis escarpins ! Ouvrières mais coquettes, seules les trahissaient leurs mains aux coupures multiples dues aux copeaux de métal ou, pour les petites ouvrières de chez Bourjois, l’entêtant - car en trop forte quantité - N°5 de Chanel (mis en flacons et élaboré à Pantin à l’époque).

Dans le bus qui les ramenait chez elles, c’étaient des plaisanteries avec le receveur (disparus aujourd’hui, les receveurs). J’en ai vu chanter et danser - mais oui ! - avec le préposé au compostage des billets sur la plate-forme des antiques Renault TN 4F. Elles bossaient dur, ces jeunes filles, ces jeunes femmes, ces jeunes mères et ces grand-mères, mais je n'ai jamais entendu l’une d’elles se plaindre du boulot ni de l’ambiance !

J’ai bossé dur parfois, mais bon c’était comme ça, j’ai connu bien sûr des chefaillons à la con comme tout le monde, mais je ne me suis jamais plaint de l’ambiance avec mes collègues. Il y en avait qu’on laissait un peu de côté car ils n’étaient pas "faciles", mais ce qui est sûr c’est que l’ambiance était excellente, les copains chantaient dans les ateliers ! Aujourd’hui encore, nous sommes pas mal à nous fréquenter, à nous retrouver pour une bonne bouffe.

Incroyable mais vrai, j’ai interrompu un moment l’écriture car un copain de boulot, que je n’ai pas revu en "vrai" depuis longtemps, mais que grâce au net j’ai retrouvé, est venu bavarder et m’offrir son sourire par caméra interposée, au moment où je parlais de mes anciens collègues… Coïncidence ?

Plus tard, vers 1985, quand j’ai dû changer de boîte biscotte le chomdu, j’ai travaillé dans pas mal d’entreprises, et il est vrai que si le boulot me plaisait beaucoup, car très intéressant, l’ambiance n’y était pas, ou plutôt n’y était plus, et je crois bien que j’étais le seul à chanter en travaillant.