Je ne sais pas du tout pourquoi cette fille m'a de suite donné envie de m'embarquer sur elle. Ni pourquoi son corps m'a évoqué une coque, ni pourquoi ses vêtements, quand elle dansait sur la piste de cette boite de nuit, me semblaient des voiles claquant au vent et ses bras, des mâts et ses yeux, des lanternes... Il faisait sombre, c'est vrai, mais j'avais plus surement sans doute besoin qu'elle me prenne, qu'elle m'enlève et me séquestre loin, dans quelque île de forbans où elle m'initierait à des plaisirs interlopes.

Ce qu'elle fit en quelque sorte (moins les plaisirs interlopes) puisqu'elle me ramena chez moi dans sa deux-chevaux tandis que mes amis rentraient de leur côté. Nous devînmes amis et, de la mieux connaitre, mon désir grandit de fouler son pont et de la visiter de la quille au poste de vigie.

Un jour je pris mon courage à deux mains et, en guise de déclaration d'Amour, je lui tendis ce texte, écrit pour elle.

- "Tiens, regarde ce que tu m'as inspiré". Avec de multiples précautions oratoires, car elle était gentille, elle me fit comprendre qu'elle ne désirait pas pousser plus avant notre relation ni me prendre à son bord.

J'ai été amoureux d'une grande goélette noire
Qui dansait au bruit du vent du large
Dans la lumière des îles
Ou bien qui se taisait, tranquille
Avant les abordages.

Dans la grande nuit des solstices
Sur la route des quarantièmes
Du haut des grandes lames, comme une reine
Elle dominait le précipice
Oubliant un instant qu'à la fin
Elle rejoindrait les âmes en peine
Mortes, des marins.

J'ai gardé dans mes oreilles la tempête de ses voiles
Dans mes yeux, son fanal sous les étoiles
Son sillage à la mousse aux enzimes
Que rejetait le commis de cuisine
Boites de conserve, arêtes de poissons
Épluchures, repas vomi depuis l'entrepont.

J'ai encore en mémoire sa figure de proue
La haute stature et les coups de fouet du gabelou
La générosité naturelle au marin
Qui le faisait déféquer chaque matin
Un long boudin nauséabond
En guise de nourriture aux poissons.

Je garderai toujours en moi les chansons douces sous la lune
Qui parlaient de putains, blondes ou brunes
Quand le marin revient enfin au port
Sa femme, sur le quai, s'inquiète de son sort
Mais lui n'a qu'une idée en tête :
Ça va être sa fête !

J'ai été amoureux d'une grande goélette noire
Qui donnait du froid, du vent, des larmes
À des esclaves dociles
Ou bien qui les jetait, tranquille
Par le bastingage ...

À la relecture de ce vieux texte, des années plus tard, à cœur reposé, je n'hésite pas à reconnaitre que je comprends parfaitement sa réponse négative. J'avoue que dans ma quête d'un peu de chaleur humaine et féminine, je plaçais la barre assez haut et que peu d'élues parvenaient à la franchir.

Mon système de sélection était rude, je l'admets volontiers. Mais, tout grave psychopathe que je semblais être, je souhaitais tout simplement découvrir l'être rare et fou capable de m'aimer pour le pire et l'un peu moins pire.

J'ai fini par le trouver, à l'aide d'un piège à filles du même acabit, à l'entrée quasi inaccessible, avec un de ces appâts à l'efficacité des plus improbables.