Oui, si on avait des Saanen , je pourrais faire ce mauvais jeu de mot mais là, avec nos vieilles alpino-nubiennes dont on peut compter les os, je vais plutôt parler de "traite des planches". Question d'étique. Les chèvres, ça a toujours eu cette dégaine de squelette qui pisse le lait. On a beau doubler les rations de foin, les laisser manger la "soupade" d'herbe le soir quand on les rentre, on entend leurs osselets qui cliquètent sous la peau, et tout le profit part dans les mamelles.

Ah ça, ya du monde au balcon ! Le chirurgien esthétique est passé par là, ou quoi ? C'est beau, c'est fier, comme dirait Bof, mais comme elles sont à quatre pattes, leurs pis trainent par terre, que leurs petits sont obligés de se coucher sur le dos pour pouvoir téter ! Et que bientôt va falloir y faire un nœud pour leur-z-y remonter un peu les trayons ! Quoique gonflés comme ils sont, ça va pas être commode. Pauvre d'eux, ya qu'à les voir stressés, tendus, revendicatifs, prêts à exploser, pour se dire qu'en période de crise on a vraiment du mal à joindre les deux bouts !

Cette année c'est la cata. On a du lait mammiteux, on a des orphelins, on a une mère qu'a perdu ses petits... Ben oui, ya pas de mot pour qualifier cette horreur ! T'as perdu ton mec, t'es veuve, t'as perdu ta mère, t'es orphelin, mais t'as perdu ton enfant ?? T'es rien ! Allez allez, ne restez pas là, vous gênez la circulation ! La langue française, si riche, n'a pas prévu votre cas. Allez je rédige illico ("d'abord", en patois limousin francisé) une requête à l'Académie, en leur proposant les néologismes lacrymère et lacrypère.

Du coup, c'est simple : on trait la lacrymère (qui braille tout ce qu'elle sait) et on donne son lait aux orphelins (qui chialent tout ce qu'ils peuvent). Comme ça les fait taire, c'est magique ? Le vieux bouc venant de mourir, il conviendrait aussi de consoler ses veuves, qui sont également ses filles, mais la veuve pleure peu. Elle souffre en silence, l'œil sec et retrouve son entrain rapidement.

L'heure de la traite est un moment consensuel merveilleux. Hop un petit morceau de pain rassis en remerciement pour le don futur de son lait car la chèvre sait que le pain frais est indigeste. Mes deux mains viennent se poser avec naturel sur ses rondeurs à la peau douce avec seul un petit tressaillement de sa part comme réaction. Assia a besoin d'être traite avec la même évidence que j'ai besoin de son lait : nous sommes faits pour nous entendre. Mes doigts pressés de faire jaillir les jets mousseux l'empoignent, appuient alternativement sur les deux mamelles et le lait gicle en continu dans le seau. Chaque main remonte au cœur du pis chercher le lait et l'accompagne dans sa descente vers la sortie. Le lait a le désir de s'échapper et je l'encourage de mes doigts. Le seau se gorge sur un rythme binaire et Assia me bredouille les yeux renversés un truc mi-prière mi-complainte, moitié encore, moitié plus fort. Désolé ma belle mais plus une goutte ne veut sortir, et le seau est plein. Encore un peu de ce délicieux pain rassis ?

Vite, il me faut amener ma récolte aux trois petits cabris avant que le lait ne refroidisse. Je transvase dans un biberon et le plus dégourdi attrape la tétine au vol. Les deux autres tentent de le plaquer. Prises vicieuses, coups de boule, aucune technique virile ne les rebute. Hey le bout lui a échappé et un autre le remplace. Le rythme se maintient et le niveau de lait baisse à vue d'œil dans le bibe. Top chrono, je crois bien que le record a été battu. Je recharge et essaye d'avantager celui qui n'a rien eu. Il a compris qu'il fallait struggler pour sa life et met les bouchées doubles. Il tient fort la tétine et ne donne pas l'impression d'être disposé à la lâcher. Les deux autres me tètent les doigts pour tromper le temps. Ah le plaisir ineffable de se faire tailler une pipe au petit doigt par un chevreau vorace ! Anne elle-même m'a confié un jour sous le sceau du secret n'être pas insensible aux fantaisies buccales de ses bicous. Elle savait la confiance absolue qu'elle pouvait m'accorder pour ce qui est de garder le silence au sujet de ses pratiques zoophiles. Je recharge et recharge encore les biberons, j'alterne en fonction des motivations, j'ai bien l'impression que chacun a eu son compte, ils ne font plus que chipoter avec le téton caoutchouteux.

C'est pas croyable d'aimer ça à ce point ! De vrais drogués de la tétée. Ils tueraient leurs frères pour une dose !

Que c'est lait, mon dieu que c'est lait.