Je vous l’ai déjà dit : dans ma banlieue et ses voisines, pratiquement à chaque coin de rue, fleurissait un rade.

Le bistrot de ma grand’mère, ça n’était pas le Fouquet’s, loin de là !

Son rade, comme celui des voisins, c’était un petit troquet pour les assoiffés du coin. Le p’tit bleu pratiquement à la pression. Pour le kawa, point de perco : ma grand-mère passait chaque matin une grande cafetière. Du café « à la chaussette », puis elle poussait son antique et imposante cafetière émaillée bleue sur un coin de sa cuisinière allumée en permanence, afin qu’il restât tiède.

Pas très savoureux le café à la fin de la journée, mais la clientèle n’était pas très regardante, et puis le coup de gnôle versé dans le breuvage lui arrangeait bien les patins au kawa de la Mémée !

Ce rade appartenait à mon grand-père… Enfin, celui qui en faisait office, le mien, le « biologique », pour faire savant, était mort des suites d’une saloperie contractée au cours de la grande guerre.

Nous l’appelions : Pépère, il en était ravi. Il m’appelait : « mon p’tit gars ». Je l’aimais bien, il avait gardé l’accent de son pays : l’Auvergne, il roulait gentiment les « R ».

Pas très grand, Pépère, ni bien épais, mais d’une résistance ! Ainsi très souvent il allait chercher son pinard, quai de Bercy, là où était située la halle aux vins, remplacée aujourd’hui par la faculté de Jussieu, quel crime… Enfin !

A pied, trainant sa charrette à bras, une bricole passée en travers de sa poitrine. Je pense qu’il ne suivait pas les Maréchaux, cela rallonge le trajet. Il devait atteindre la porte de Pantin (depuis Bobigny, 6 kilomètres déjà !) puis descendre l’avenue Jean Jaurès, et emprunter les avenues bordant le canal Saint-Martin jusqu’à la Bastille… Une sacrée trotte !

Il rentrait tard le soir, avec son chargement de tonneaux de pinard. Des petits fûts de cinquante litres, je suppose. J’étais très jeune (eh oui !), je ne me souviens plus très bien.

Le bistrot était de dimensions modestes, des tables aux pieds de fonte couvertes de « vrai faux marbre » ! Des petits rideaux blancs façon « crochet » toujours impeccables : Mémée ne rigolait pas, ni avec l’hygiène, ni avec la propreté !

Une odeur de café un peu caramélisé flottait dans la salle. L’hiver, ça sentait le Viandox, j’aimais bien cette odeur. La grande tasse blanche fumante, posé à coté le flacon de verre, genre « salière » au bouchon percé d’une multitude de trous, contenant le sel de céleri.

Un nuage bleuté flottait dans la salle, les volutes de fumée montaient des cigarettes roulées à la main. Pas des cibiches blondes, on ne connaissait pas. Les blondes, c’était du perlot pour les gommeux !

Les clients du bistrot ne fumaient que du gris : celui que l’on tient dans ses doigts, et qu’on roule (air connu).

Le « zinc » impeccable, pas un rond de pinard… Mémée veillait. Les litres de rouge, de blanc, ou encore la limonade, bien en place derrière le comptoir, dans une sorte de casier en zinc lui aussi, agrémenté de trous circulaires destinés à recevoir les bouteilles, et bien sûr le grand bac rempli d’eau qui servait de rince-verres.

Derrière, le long du mur, une étagère en verre garnie de petits napperons formant guirlande. Bien sagement rangées, les bouteilles d’apéritifs : Clacquesin, Suze, Dubonnet, Pernod (père et fils), Martini , et surtout une bouteille bien mystérieuse sur laquelle on pouvait deviner plutôt que lire : arquebuse (alcool, menthe, verveine, génépi, mélisse, valériane, etc.), une liqueur pratiquement disparue aujourd’hui, comme l’absynthe… La fée verte !

Les murs ripolinés ton crème, et une jolie frise représentant des hirondelles.

Certains jeudis, j’allais rendre visite à ma grand-mère, un peu obligé par ma mère, car je préférais jouer avec mes potes.

T’aurais vu la populace, qui venait se rincer la dalle ! Des grands, des gros, des pochtrons, des philosophes à la p’tite semaine, des : ça s’rait moi l’gouvernement… Des va-t’en guerre… Et pourtant, on en sortait !

Pas de costars-cravates ! Des bleus de chauffe, ou alors du bénard en velours côtelé et la veste ad-hoc, la fouillasse ou le béret sur la tronche, cachant à grand’ peine les tifs un peu douteux !

C’était le petit monde du travail, des ouvriers, grandes gueules, mais durs au boulot : avaient-ils vraiment le choix ?

Les plus folklos, c’étaient les joueurs de cartes. La couleur des brêmes, pas racontable ! Crasseuses, et en plus les beloteurs mouillaient leurs doigts, afin de mieux saisir les cartons !

Dans ces années-là, les cartes à jouer étaient taxées. Eh oui ! On les achetait chez le buraliste, un tampon à l’effigie de la raie-publique était apposé sur l’as de trèfle, je m’en souviens encore : Alzheimer peut aller se faire coller !

Un tapis bien crade posé sur la table, et un langage bien mystérieux pour un gamin :

- Belote et re.

- Dix de der.

- J’te coupe ton as avec mon p’tit sept.

- J’annonce une tierce !

- Tu peux t’la foutre dans ton froc : j’ai un cinquante !

Parfois, certains se laissaient aller et risquaient un crachat par terre ! Alors ma grand’mère les engueulait, arguant que « son café » n’était pas une porcherie ! Et qu’ils ne se permettraient sûrement pas ça chez eux !

Elle était toute petite ma grand-mère, et de plus elle claudiquait, mais elle n’avait peur de rien, ni de personne ! La guerre (la grande) lui avait pris ses deux frères, ainsi que son mari, alors ça n’était pas un glavioteur à la p’tite semaine, qui allait l’impressionner !

C’était une Montmartroise, ma mère était la sixième génération de Parisiens (je suis la septième, du coté des femmes : mon père a un peu cassé la baraque !).

Autant vous dire que ma bistrote de Mémée n’avait pas sa langue dans la poche de ses grands tabliers, qui ne la quittaient jamais !

Ainsi allait la vie dans ces petits quartiers. Chaque soir, je piquais un sprint jusque chez elle, dix minutes en courant tout au plus, afin de récupérer le journal (peut-être Le Parisien ou France-soir, je ne sais plus) car y figurait un strip (4 images) des aventures de Pinocchio !

C’est curieux, un gamin, je me souviens qu’en allant chez Mémée, j’étais soit : un train, je faisais alors bouger mes bras à la façon des bielles des locos à vapeur, soit un avion, j’écartais alors les bras et j’imitais bien sûr le vrombissement du moteur, ou encore un cheval, je n’omettais pas d’hennir, surtout pas !

La force de l’imaginaire chez un gamin ! J’étais vraiment dans ces moments-là soit l’un, soit l’autre.

J’avais un copain d’école qui, tenant une bougie de voiture devant lui, courait dans la cour : il « jouait » au camion ! Il fallait bien se distraire avec ce qu’on avait, et ça n’était pas grand-chose.

Tous ces petits bistrots ont disparu. Celui de Pèpère est devenu une maison d’habitation. L’autre troquet, situé à l’autre bout de la rue, a été rasé, afin d’améliorer la circulation.

Il m’arrive parfois de passer dans la rue, une bouffée d'autrefois, un petit pincement au cœur… Comme c’est loin… Comme c’est loin…