Mais il vit alors son écuyer, avachi sur sa bourrique miteuse, continuer son chemin, là-bas, devant lui. Il faut dire que le Chevalier n'était pas habitué à fermer ainsi la marche.

- Hola ! Saoul-Fifre ! Espèce d'outre à vinasse ! M'ouïssois-tu ? Je m'arrestois là !

Mais son appel, pas plus que le précédent, n'eut d'effet sur son serviteur qui, visiblement, était dans une phase de sommeil éthylique profond.

Rageant et fulminant, le Chevalier dut se dédire et continuer un chouïa ses aventures en talochant son destrier pour rattraper son écuyer.

Inutile de préciser que le coup de plat de hachoir qu'il lui asséna sur le crâne fut à la hauteur de son mécontentement, tant et si bien qu'il fallut dix bonnes minutes à Saoul-Fifre pour émerger des brumes endolories qui lui voilaient la tête.

- Heu... Vous m'aviesz parlé, Maistre ?
- Oui-da ! Je ne te payois poinct pour cuver ta bibine à longueur de journée ! Je disois que les miennes aventures s'arrestoient là. Je n'irois poinct plus loin !

Saoul-Fifre connaissait trop bien le Chevalier et ses crises existentielles récurrentes pour s'inquiéter vraiment de la chose. Un petit coup de gonflette à moral et son Maître repartirait de l'avant, comme en 14 ! (nb : il s'agit bien évidemment ici d'une référence à la bataille de Bouvines en 1214)

- Allons, Maistre, vous n'allesz poinct renonscer alors qu'estes sur le lumineulx chemin de la gloyre !

Le visage du Chevalier s'empourpra.

- Le lumineulx chemin de la gloyre, disois-tu ? Ce chemin tortueulx tout en cailloulx et en poussyère que je devois prendre pour évyter qu'un gueulx apersçoive la mienne fasce ? La seule renommée qu'ayois acquyse estoit de celle quy faisoit pouffer en les chaumières !

Il se tut un bref instant, le temps de laisser son regard se perdre dans le lointain.

- Non, puisqu'il estoit escript que je ne pouvois désormays plus vyvre qu'en me cachant du regard des aultres, j'allois en prendre acte et me retirer en un monastère où nous mènerons une vye contemplatyve, dans l'adoratyon de Nostre Seygneur Dieu Tout Puyssant. J'ayois dict !

Un éclat de ferme détermination dans l’œil du Chevalier fit passer un frisson dans l'échine de l'écuyer. Et si, cette fois, il mettait sa menace à exécution ? Brrr, Saoul-Fifre en frissonna d'horreur : tout son corps se révulsait à l'idée de finir sa vie sans pouvoir refaire de temps à autre le plein dans les tavernes du pays. Il lui fallait vite trouver une idée pour retourner la situation !

- Heu... Messyre, et si... heu...
- Il n'y ayoit rien à ajouter. Menois-moy au monastère le plus proche !
- Mais... et la vostre gloyre, la vostre prodigyeuse destinée ?
- Oubliois cela ! La mienne fasce faisoit ryre, la gloyre n'estoit plus à portée du mien haschoir !
- Et... et si vous... portiesz un mascque ?

Les mots étaient sortis de la bouche de Saoul-Fifre tout seuls, spontanément, mais il sentit qu'il avait peut-être mis le doigts sur une idée valable : il allait juste falloir l'enrober un peu pour la vendre au Chevalier.

- Un mascque ? Tu voulois que je portois un mascque ?
- Oui-da, Messyre ! Vous pourriesz ainsy devenir une sorte de Chevalier mascqué !
- Un Chevalier mascqué ? Cela me sembloit peu compatyble avecques les us de la Chevalerie...
- Pourquoy doncques, Messyre ? Vous continuriesz à défendre la veuve et l'orphelyn et à combattre l'injustyce alentours ! Vous pourriesz mesme, pour compléter le mystère, mascquer le vostre nom et vous fayre appeler... heu... je ne savois poinct... heu... que diriesz-vous de Goupilaud ?

Une moue de dégoût se dessina sur la face du Chevalier.

- Goupilaud ? Tu imaginois sérieusement que Hippobert Canasson de Tant-Bourrin alloit se faire appeler Goupilaud ?
- Bin... heu...
- Et tu croyois tout aussy sérieusement que j'allois accéder à la gloyre avecques un nom aussy ridicule ?
- Mais... ce ne sera que provisoyre, Messyre ! Aussitost que les vostres exployts de justicier mascqué auront assis la vostre renommée, vous vous démascqueresz devant la foule ébahie et révèleresz la vostre vraye identité aulx gueulx quy vous porteront en triomphe !

Le Chevalier se tut et se frotta lentement le menton, signe d'une activité cérébrale intense. Saoul-Fifre sentait qu'il avait quasiment partie gagnée.

- Bon. Je supposois que je ne riscquois rien à tenter icelle aventure. Allons-y pour Goupilaud ! Mais je n'ayois poinct de mascque à mestre sur la mienne face...
- N'ayez crainte, Messyre, j'ayois tout ce qu'il falloit ! Tenesz, j'allois vous prester le mien torchon à carreaulx quy ne me quittoit jamays. Il y ayois jà un trou, il ne suffisoit d'en fayre un second pour le vostre second œil, et le tour estoit joué !
- A carreaulx, disois-tu ? Mais le tien torchon estoit marronnasse, prescque noir ?
- Heu... c'estoit sûrement qu'il ayoit déteint au lavage !

Saoul-Fifre ne pouvait décemment pas avouer au Chevalier qu'il usait de son torchon pour essuyer son front et ses aisselles lors des grandes chaleurs et pour se moucher en hiver, et que jamais celui-ci n'avait été lavé en quinze années d'usage. Le Chevalier noua le torchon de son écuyer sur son visage et ajusta les trous en face de ses yeux.

- Pouacre ! Mais cela empestoit la charogne de putois diarrhéicque !
- Heu... Il y ayoit sûrement un animal mort dans les parages, Messyre !

L'écuyer pouvait encore moins avouer qu'il se servait également de son torchon pour essuyer son fondement à chaque fois qu'il faisait la grosse commission.

- Il vous manquoit encor un détail, Messyre : une grande cape noire !
- Une cape noire ?
- Oui, je trouvois que cela donneroit encor plus de classe au vostre personnage ! Tenesz, nouesz-vous cecy autout du cou !
- Mais... c'estoit un sac à raves ! (nb : les pommes de terre n'avaient pas encore été importées en France à cette époque)
- Nous trouverons mieulx plus tard, Messyre ! Mais l'aventure n'attendois poinct ! Torboyaud estoit prest !
- Torboyaud ?
- Oui, le vostre destrier ! J'ayois pensé que luy aussy devoit prendre un faulx nom ! Et j'allois l'enduire de brou de noilx, une monture noire siéroit mieulx à un justycier de l'ombre !



Une heure plus tard, le Chevalier de Tant-Bourrin, masqué, capé, monté sur son destrier teint en noir, arpentait les chemins à la recherche de quelque tort à redresser.

Son écuyer poussa tout à coup un cri.

- Là, Messyre, miresz ! Un voleur de poules quy s'enfuyoit !

En effet, là-bas, au loin, on entendait quelques miséreux crier au voleur alors qu'un malandrin s'enfuyait.

Le Chevalier de Tant-Bourrin ne se le fit pas dire deux fois : il talocha violemment son destrier qui partit au galop. Las, dans sa chevauchée, son pesant heaume-melon glissa un peu sur le devant de sa tête, entraînant avec lui le torchon de Saoul-Fifre dont les trous (ceux du torchon, pas de l'écuyer) ne se trouvèrent pour le coup plus en face de ses yeux.

Totalement aveuglé, le Chevalier masqué passa en trombe devant les miséreux effarés, renversa, piétina le malandrin, et disparut dans une nuée de poussière. Le voleur abandonna le fruit de son larcin et s'enfuit, terrorisé, en se tenant les côtes.

Alors que les miséreux récupéraient leurs maigres biens en criant "Noël ! Noël !", Saoul-Fifre se chargea de compléter la campagne de communication. Il s'approcha d'eux.

- Savesz-vous quy estoit ce Chevalier justycier mascqué ? C'estoit le fameulx Goupilaud !
- Goupilaud ?
- Oui, Goupilaud, le goupil rusé quy faisoit la sienne loi ! Goupilaud, vaincqueur, il l'estoit à chacque foys ! Goupilaud ! Goupilaud ! Vous devriesz chanter les siennes louanges alentours !

Ceci fait, Saoul-Fifre partit à la recherche de son Maître. Il le retrouva, une lieue plus loin, assommé sous une branche assez haute pour qu'un destrier passe dessous, mais pas assez haute pour que son cavalier en fasse autant. L'écuyer ranima le Chevalier.

- Maistre ! Maistre ! Cela marchoit ! La légende de Goupilaud commensçoit à prendre corps !
- Gnnné ?
- Oui, Maistre, le vostre exployt estoit jà conté en le comté ! Le nom de Goupilaud estoit sur toutes les lèvres !
- Fort bien, mays j'allois pour l'heure retirer ce foutu mascque quy m'aveugloit !
- N'en faites rien, Maistre ! J'allois vous le rajuster ! Et, vu le coup en la fasce qu'avesz pris, il vous fera offysce de bandage !



Le lendemain, alors qu'ils passaient près d'un village, le Chevalier et l'écuyer entendirent des cris de détresse.

- Miresz, Maistre ! Une bande de malandrins s'en prenoit aux villageois !

Sans même répondre, le Chevalier talocha son destrier et se rua vers le village, non sans avoir cette fois pris soin de repousser légèrement son heaume-melon vers l'arrière.

- Et pensesz à dyre le vostre nom de Goupilaud aulx villageois, Messyre ! lui hurla Saoul-Fifre.

Dès qu'il déboula sur la place du village, les malfrats, horrifiés, crièrent en chœur : "Aaaah, Goupilaud !" et s'enfuirent en courant.

Le Chevalier les eut bien poursuivis, mais les villageois, soulagés, faisaient déjà une haie d'honneur pour fêter leur héros.

- Noël ! Noël !
- C'estoit le nostre sauveur !
- Mais quel estoit doncques le vostre nom, Messyre Chevalier mascqué ?

Le Chevalier de Tant-Bourrin se senti comme enivré par cet embryon de gloire naissante, flatté de voir que les malandrins s'enfuyaient à sa seule vue et connaissait déjà de nom son nouveau personnage. Il décida de jouer le jeu jusqu'au bout.

- J'estois Goupilaud, le justicier mascqué !

Pris d'une subite inspiration, il s'approcha du mur de torchis d'une chaumière.

- Et le mien nom, je le signois à la pointe du haschoir !

En quelques coups de sa redoutable arme, il avait tracé sur le mur ce qui, avec un gros effort d'imagination, ressemblait vaguement à la lettre G.

Rabattant du bras son sac à raves par dessus son épaule, il salua la foule en liesse et partit au galop.

L'écuyer se mit tranquillement en route pour le suivre sur sa bourrique miteuse. Un sourire barrait son visage : le plan avait parfaitement marché. Ses cousins, qu'il avait visités durant le sommeil du Chevalier, avaient parfaitement joué leur rôle de malandrins. Ils avaient bien mérité les trois fûts de vinasse qu'il leur avait promis en échange !

Quand il rejoignit le Chevalier au campement dans la forêt, celui-ci était dans un état d'excitation indescriptible.

- Cela marchoit, Saoul-Fifre, cela marchoit ! Goupilaud devenoit une légende !
- Oui-da, Messyre, on ne parloit plus que de luy en le pays !
- J'appréciois tellement le mien nouveau personnage que je n'allois plus retirer le mien mascque ! C'estoit dict, j'allois mesme dormir avecques !



Les jours suivants, bien aidé il est vrai par les travaux préparatoires de son écuyer, le Chevalier masqué multiplia les exploits dans la contrée.

Saoul-Fifre, en sus, faisait courir mille rumeurs toutes aussi flatteuses les unes que les autres sur le compte de Goupilaud :

- Goupilaud ayoit occis hier plus de cent malandrins d'un sel coup de haschoir !
- Goupilaud guérissoit les écrouelles avecques les siennes mains !
- Goupilaud ayoit une verge énorme et faisoit l'amour comme un dyeu !

Tant et si bien que le jour vint où la moindre apparition de Goupilaud soulevait l'hystérie parmi les gueux (et surtout les gueuses, d'ailleurs). Les maraudes se ruaient sur lui, hurlaient son nom, se dépoitraillaient, s'étripaient pour arriver à l'effleurer seulement.

Saoul-Fifre se dit que la plaisanterie avait assez duré, d'autant que tout cela lui prenait beaucoup de temps et lui en laissait donc moins pour ses activités favorites : boire et dormir.

- Messyre ?
- Qu'il y ayoit-il, escuyer ?
- Heu... Je pensois qu'il estoit temps de lever le voile.
- Lever le voile ?
- Oui, lever le mascque, si préféresz ! Et révéler la vostre vraye identyté !
- Mays j'appréciois estre Goupilaud ! Tiens, voilà deulx mois que je n'ayois poinct quitté le mien mascque ni la mienne cape une seconde !
- Je comprenois, Messyre, mays ne pensesz-vous poinct que la gloyre de Goupilaud riscquoit de ne jamays rejaillir sur le nom sy prestigieulx que portesz : Hippobert Canasson de Tant-Bourrin ?

Le Chevalier se tut un instant et se frotta le menton pensivement. L'écuyer avait touché là un point sensible. Toute lumineuse que soit la gloire de Goupilaud, elle n'éclairait pour l'heure aucunement le nom des Tant-Bourrin.

- Mmm, tu ayois peut-estre rayson, mays que pouvois-je faire ?
- C'estoit facyle, Messyre : il suffisoit d'aller à la ville, d'attendre que les gueulx s'agglutinent autour de vous, de retirer alors le vostre mascque et de révéler la vostre vraye identyté ! Et le nom des Tant-Bourrin entrera alors en la légende !
- Mmmm... Oui, cela estoit vray ! Il estoit temps que Goupilaud et Hippobert Canasson de Tant-Bourrin ne fassoient plus qu'un pour le vulgum pecus ! Préparois le mien Torboyaud, nous partons à la ville !



Une heure plus tard, une clameur formidable s'empara de la ville : Goupilaud y était entré et chevauchait vers la grand place ! "Chevauchait" n'est pas le bon mot : "se frayait un chemin" serait plus proche de la réalité, tant la foule se pressait autour du Chevalier masqué, plus grouillante, hystérique et hurlante à chaque pas.

Il fallut au Chevalier plus de deux heures pour atteindre la grand place. Tout, autour de lui, n'était que cris éperdus d'amour :

- Hiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !
- Goupiiiiiiiilaud !
- Je t'aiiiime ! Hiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !
- Goupiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiilaud !!!

Surplombant la foule du haut de son destrier, le Chevalier de Tant-Bourrin prit alors un air grave, écarta les mains pour demander vainement du silence, puis commença à prendre le bas de son masque.

- Oyesz, braves gens, oyesz ! Il estoit temps de vous révéler la mienne vraie identité !
- Hiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !
- Goupiiiiiiilaud ! On t'aiiiiiiime !

Le Chevalier ôta alors son masque.

- En faict, j'estois le Chev...
- HIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII !!!!

Les cris jaillissaient encore, mais une légère différence de tonalité indiquait clairement que le sous-jacent émotionnel de ceux-ci avait légèrement évolué, passant de l'extase admirative à la peur panique.

- La lèpre !
- La malepeste !
- Sauvois qui pouvois !

En un clin d’œil, la grand place s'était entièrement vidée, à l'exception du Chevalier, effaré, et de son écuyer, tout aussi effaré.

- Mays... Mays... Pourquoy ayoient-ils déguerpy comme s'ils ayoient vu le dyable en personne ?
- Heu... Je ne sachois poinct, Messyre ?

Le Chevalier se retourna vers Saoul-Fifre.

- Mays pourquoy ayois-je cru entendre ces gueulx parler de lèpre ?

L'écuyer sursauta et dut se retenir pour ne pas hurler d'effroi en apercevant la face de son Maître. La crasse, la morve et les autres matières indéfinissables dont le torchon était imbibé avaient, sous l'effet de la chaleur et de la sueur, littéralement déteint sur le visage du Chevalier et s'y agglutinaient par endroit sous forme de petits amas ressemblant à s'y méprendre à des bubons purulents.

- Heu... Je n'en ayois mie idée, Maistre ! Les gueulx estoient sy versatiles !



Et l'étrange équipage reprit sa route d'errance.

En tête, le Chevalier de Tant-Bourrin, une moue dubitative sur sa face de cauchemar ravagée par le doute, les épaules basses, l'aura définitivement en berne, se demandait où il avait bien pu merder.

Derrière, sur sa bourrique miteuse, l'écuyer Saoul-Fifre, sous son aura de mouches grouillantes, arborait une mine inquiète, car il savait bien sur qui ça retomberait quand le Chevalier se mirerait dans l'eau pour faire sa toillette.

Car tel était le destin d'un preux Chevalier et de son écuyer en ces temps médiévaux.