Malheureusement, la bourrique miteuse, laissée en pilotage automatique par son cavalier tout aussi émêché qu'elle, ne vit pas le coup venir et, au lieu de piler net elle aussi, tamponna brutalement par l'arrière la croupe du destrier. Celui-ci se cabra envoyant le Chevalier valdinguer en arrière et choir sur son écuyer. Tout le monde se retrouva à terre dans une nuée de poussière et de mouches mêlées.

"Hein ? Quoy ? Qu'estoit-ce ?..."

BLAM !

A peine tiré brutalement de son sommeil, Saoul-Fifre venait d'y replonger sous l'effet sédatif d'un grand coup du plat du hachoir, asséné sur sa tête par son Maître. Mais l'écuyer avait, comme souvent chez les gueux, le crâne épais et solide : il reprit vite connaissance. A son grand regret toutefois, vu l'ire du Chevalier.

- Arrrrh ! Tu ne pouvois doncques mesme poinct conduire la tienne bourricque, escuyer des miennes deulx ! Je me demandois pourcquoy je te payois ? Estoit-ce pour cuver la tienne masle vinasse en ronflant tel un sanglier en rut ?
- Heu... Mil excuses, Maistre, c'estoit juste que... heu... je devois fayre réviser les freins de la mienne bourricque.
- Taisois-toy, espèsce d'outre ambulante, ou tu allois de nouveau gouster du mien haschoir à viandasse !

Saoul-Fifre, connaissant la promptitude de son Maître à joindre le geste à la parole, se tut sur le champ.

- Je disois doncques, avant de me retrouver à terre par la tienne faulte, que j'arrestois. La nostre erransce trouvoit fyn icy !
- Que voulesz-vous dire, Maistre ? Vous parlesz mystère !
- Je voulois dire que j'en ayois ras le heaume de cette erransce quy ne m'apportoit aulcune gloyre. Je déscidois d'inscrire le mot "fyn" en grosses lettres sur les miennes aventures. Je cessois. Je déposois les armes. Arrest ! Halte ! Fyni ! J'ayois dict !

Saoul-Fifre sentit un vent de panique l'envahir (sous l'effet d'une flatulence émotive). Son Maître avait déjà, par le passé, manifesté l'intention de prendre sa retraite monastique, et l'écuyer avait dû s'échiner pour l'amener à y renoncer (et, accessoirement, pour sauver son job).

- Mays... Maistre, vous n'y songesz poinct ?
- J'ayois dict !
- Enfyn ? Vous quy estes taillé pour l'aventure ! Et quy alloit défendre la veuve et l'orphelyn ?
- J'ayois dict, te disois-je ! Il y aura bien d'aultres Chevaliers pour vacquer à cela !
- D'aultres Chevaliers, Maistres ? Mays aulcun n'arrivoit à la vostre cheville ! Aulcun n'estoit nimbé de la vostre étincelante gloyre ! Aulcun...

Le visage du Chevalier de Tant-Bourrin venait subitement de s'empourprer. Instinctivement, Saoul-Fifre se tut et rentra la tête dans les épaules.

- La mienne étincelante gloyre, disois-tu ? Et quelle gloyre ayois-je jà glasnée ? Où estoient les miens lauriers ? Où voyois-tu les gueulx et les marauds se retourner sur le mien passage et chanter les louanges du mien nom ? En quel lyvre estoient contés les miens exploits ?

Les épaules du Chevalier retombèrent en même temps que sa colère.

- Non, voyois-tu, il falloit dresser le pavois blanc fasce à l'évydensce et à elle se rendre : tout cela estoit vain, les miennes aventures demeuroient piteuses et méconnues. Cela ne servoit à rien d'insyster. J'arrestois. La mienne novelle queste sera spirituelle.
- Mays... mays...

L'écuyer, désemparé, cherchait une idée qui ne venait pas. La perspective de devoir suivre son Maître dans un monastère lui donnait des suées glacées.

Soudain, une petite torche s'alluma au-dessus de sa tête : sa virée dans le bourg voisin, la veille, lui avait fourni l'inspiration.

- Maistre, ce quy péchoit, ce n'estoit poinct les vostres miryficques aventures, c'estoit la fasçon de les fayre connaistre !
- Que voulois-tu dyre par là ?
- Je voulois dyre qu'il vous falloit fayre le bœuse sur la toile !
- Le bœuse sur la toile ? Diantre, qu'estoit-ce encore que cela ?
- La toile estoit novelle technologye médiévale de communicatyon, Messyre ! Il s'agissoit de grandes draperies que l'on tendoit sur les murs des bourgs et sur lesquelles on affichoit toutes sortes de choses transmise à travers le Royaume par pigeons voyageurs !

Le Chevalier de Tant-Bourrin se frotta le menton, l'air pensif.

- Tu me paraissois bien informé d'icelles technologyes. Je ne payois poinct pour aller sur la toile pendant les tiennes heures de travail...
- Heu... c'estoit un ami quy m'ayoit conté la chose, Maistre !
- Mouais... Et qu'estoit-ce doncques de ceste gueuse sur la toile doncques tu me causois ?
- Poinct la gueuse, Maistre : le bœuse ! Cela désignoit à la base des bouses quy faisoient un effet bœuf, d'où ce novel mot par contraction. C'estoient des parchemyns, affichés sur la toile, quy ayoient tel succès que tout le monde se pressoit pour les voir et que des milliers de copyes se répandoient sur toutes les toiles de tous les bourgs. Aultant dyre la gloyre pour quy en estoit le héros !

Le Chevalier paraissait encore circonspect.

- Mays disois-moy, ne parlois-tu poinct de bouse ? Estoit-ce à icelle fécale matyère que tu assimilois les miennes aventures ?
- Que nenni, Messyre, que nenni ! C'estoit juste parce que que l'on trouvoit sur la toile moultes enluminures de gueulx chutant sur une peau de rave ou perdant l'équylibre en une fosse à purin, mays rien n'empeschoit d'utiliser icelle technicque pour des choses plus élevées et dygnes d'intérest, comme les vostres mirobolantes aventures !
- Hmm... Tu croyois vrayment pouvoir fayre connaistre les miens exployts à tous les gueulx avecques cela ?
- Assurément, Maistre ! Je vous le certifiois !
- Mays comment pouvoit-on en estre certain ?
- Un scribe estoit installé devant chacque toile et tenoit les comptes des gueulx quy venoient voir chacque parchemyn. On savoit ainsy à tout instant combien de fois un document ayoit été vu. Et comme les scribes restoient assis toute la journée sans bouger, on appeloit cela les statistycques !

Saoul-Fifre crut déceler, à son grand soulagement, une petite lueur qui s'allumait peu à peu dans l'œil de son Maître.

- Et... hem... que falloit-il fayre au juste pour fayre le... bœuse ?
- N'ayesz crainte, Maistre, je m'en chargeois ! Il suffisoit d'aller s'inscrire au monastère de Hioutube quy formoit les meilleurs moines copistes quy soient. Un moinillon nous suivra quy mettra en texte et en enluminures les vostres fabuleuses aventures.
- Hmmm... Bon, je supposois que l'on pouvoit fayre juste un essay. Après tout, je ne riscquois rien de tester la chose !
- Je filois sur le champs à Hioutube, Messyre !

Le lendemain, l'écuyer revint accompagné d'un moinillon.

- Comment t'appelois-tu, moinillon ?
- Lucas estoit le mien prénom et Méscaupe le mien nom de naissance, mays j'estois désormays frère Sceauny, pour vous servir, Messyre !
- A la bonne heure ! Que devois-je fayre maintenant ? Prendre une pose viryle et martiale ?
- Nenni, Messyre ! Vacquesz comme à l'ordinayre aulx vostres occupatyons, je me chargeois de vous crocquer sur le vyf !
- Fort bien ! Alors, en route pour l'aventure !

Stimulé par la présence du copiste de Hioutube, le Chevalier de Tant-Bourrin déborda d'ardeur à la tâche durant les quelques jours qui suivirent, trucidant un voleur de poules unijambiste, tançant vertement un gamin qui avait volé un hareng-barre (friandise moyenâgeuse à base de poisson) à l'étal d'un marchand, corrigeant avec vigueur un maraud qui avait garé sa mule en double file, volant au secours d'une vieillarde qui ployait l'échine sous un énorme fagot de bois pour faire porter celui-ci par son écuyer, etc. Frère Sceauny, pendant ce temps, n'avait cessé de griffonner sur des parchemins, immortalisant toutes les scènes.

Quand la pile de parchemins eut atteint deux coudées d'épaisseur, Saoul-Fifre jugea qu'il convenait de passer à la seconde phase.

- Maistre, je pensois qu'il estoit temps de poster tout cela sur la toile. J'ayois acquis quelques pigeons voyageurs pour diffuser ces parchemins.
- Allesz, faisois ! J'ayois grand haste d'estre enfyn reconnu à la mienne vraye valeur !

Quelques instants plus tard, en voyant la nuée de pigeons prendre son envol, il sembla au Chevalier que c'était sa gloire qui s'élevait ainsi au plus haut des cieux.

- Maintenant, Maistre, il n'y ayoit plus qu'à attendre un peu que la sausce prenoit ! Parmy tous ces parchemyns, il y en aura bien un ou deulx quy feront le bœuse sur la toile !




Une semaine plus tard, le Chevalier de Tant-Bourrin envoya son écuyer au bourg voisin pour relever les statistiques de ses parchemins sur la toile. Quand il revint, ce dernier était empli d'un enthousiasme débordant (et accessoirement de mauvaise vinasse).

- Messyre ! Messyre ! C'estoit un tryomphe ! Deulx des nostres enluminures ayoient faict un bœuse énorme !

Le visage du Chevalier s'illumina.

- Deulx seulement ? C'estoit toutefoys un bon début !
- Oui, j'ayois voulu consulter les vostres chiffres et ayois vu de mes yeulx le corps sans vie du scribe, épuisé d'avoir dû trop compter et dont le crasne avait éclaté sous l'intensyté de l'effort ! Et j'ai ouï dire qu'il en estait de mesme pour les aultres dans tout le Royaume ! Brief, nous avons faict exploser toutes les statistycques !
- Bien !
- Et j'ayois vu la foule des gueulx innombrable quy se pressoit devant la toile pour vous voir !
- Bien !
- Et on me disoit itoument que les deulx parchemyns ayoient été reproduyts sur tous les murs de Fesses-Bouc, la grand ville du conté !
- Je ne pouvois plus attendre, je devois aller voir cela par moi-mesme ! Saoul-Fifre, préparois le mien destrier, nous partons à Fesse-Bouc !




Une petite heure plus tard, le Chevalier, son écuyer et le moine copiste arrivaient en vue de Fesse-Bouc. De loin, on devinait une immense foule qui se bousculait aux abord d'une immense draperie.

Arrivé sur place, il fallut au Chevalier jouer des coudes et du hachoir pour se faufiler au milieu des gueux qui, étrangement semblait en proie à une franche hilarité. Il finit par repérer l'endroit de la toile qui focalisait toute l'attention de la masse grouillante : deux enluminures y étaient exposées, assurément les deux leurs qui faisaient le bœuse.

Approchant son nez des deux parchemins (car il devenait un peu myope avec l'âge), le Chevalier de Tant-Bourrin eut soudain un violent coup au cœur : l'une des enluminures montrait Saoul-Fifre en train de caresser un chaton, le tout assorti du commentaire "Trop mymy !... Le chaston, poinct le gusse ! Lol !" ; l'autre représentait, de façon très réaliste, le Chevalier passant en vol plané par dessus l'encolure de son destrier, les anneaux de son armure déstructurée voltigeant en tous sens, avec "Quicquou ! Miresz doncques le fier héros que voicy ! Trop lol !" écrit en dessous.

Tout se bousculait dans la tête du Chevalier de Tant-Bourrin : effectivement, quelques jours plus tôt, cette scène s'était produite lorsque son destrier s'était cabré à la vue d'une limace (animal auquel son cheval était allergique à la suite d'on ne sait trop quel traumatisme de jeunesse). Mais alors...

Le Chevalier, rougeoyant de colère, se tourna vers le moinillon copiste. Celui-ci joua les caméléons, mais pas pour les mêmes raisons.

- Byn... C'estoit que... heu... je griffonnois tout le temps, et entre deulx des vostres exploits, j'ayois occupé le mien temps en crocquant tout ce que je trouvais à crocquer et... heu... il se pouvoit que j'ayois oublié de fayre le tri avant de laisser le vostre escuyer tout envoyer sur la toile...

Le Chevalier, hors de lui, dégaina son hachoir à viandasse, bien décidé à inculquer quelques notions de tri sélectif au moinillon avec mise en application sur ses propres entrailles, mais la foule des gueux ne lui en laissa pas le temps.

- Eh, miresz doncques ! C'estoit le type de l'enlumynure !
- Mays oui, je le reconnaissois ! C'estoit bien luy !
- Ah, ah, ah ! Trop coule !
- Mouahahaha ! Alors Messyre, on se prenoit pour un petit oiselet ?
- Huhuhuhuhu ! Mays oui, c'estoit le bonhomme quy ayoit faict la course avecques la sienne monture et quy l'ayoit gagnée !

Autours du Chevalier, tout n'était plus que rires gras et bousculade, c'était à qui toucherait le type de l'enluminure dans la vraie vie.

Celui-ci, dans un mélange de rage et d'angoisse panique, se mit à trancher dans le vif à coups de hachoir, se fraya ainsi un chemin dans la masse grouillante et s'enfuit au galop.




Une fois éloigné de Fesse-Bouc, l'étrange équipage reprit sa route d'errance.

Devant, l'écuyer Saoul-Fifre, rassuré sur la pérennité de son emploi, arborait un visage souriant et radieux, les yeux mi-clos, bercé par les zigs et les zags de sa bourrique miteuse, dans l'aura majestueuse de son inséparable nuée de mouches.

Derrière, le Chevalier de Tant-Bourrin, désormais célèbre dans tout le Royaume, chevauchait craintivement, le col de son armure déstructurée relevé, la visière de son heaume-melon baissée, la tête entrée dans les épaules pour mieux se camoufler, l'aura définitivement en berne, compulsant de temps à autre la carte du conté pour repérer les chemins les plus tortueux et perdus qui soient afin d'éviter de croiser le moindre maraud.

Car tel était le destin d'un preux Chevalier et de son écuyer en ces temps médiévaux.