Célestine jurait, tempêtait :

- Saloperie de saloperie de bagnole ! Qu’est-ce t’as dans l’cul à hoqueter comme ça ?

La vieille deux-chevaux hoqueta une dernière fois, puis s’arrêta.

- Et merde, manquait plus qu’ça !

Célestine ouvrit la portière qui émit un grincement propre à vous arracher les tripes, se dirigea vers l’arrière de la pauvre deuch grise, ouvrit le bouchon du réservoir et entreprit de jauger*.

La longue tige en fibre marron ne recélait nulle trace de liquide, pas même sur son extrémité !

- Ah la vache ! Fumier d’ Fernand ! Il s’en est servi hier, il aurait pu faire le plein… Va m’entendre ç’ui-là !

La longue tige dans la main, elle leva les yeux. Sa bouche s’affaissa, puis sa main s’ouvrit, laissant choir la jauge. Aucun cri ne sortit de sa poitrine. Pétrifiée, elle ne pouvait détacher son regard du calvaire situé au lieu-dit « le carrefour du marronnier », à l’intersection des deux départementales de ce canton de l’Oise, à proximité de Clermont.

Ligoté à la croix de pierre, le corps d’une femme entièrement nue.

Célestine se signa, puis, les jambes tremblantes, courut en direction de Jonville, tout proche, qu’elle venait de quitter .

Etonnés, quelques passants la regardèrent.

- Elle a vu l’diable en personne, not’Célestine ! lâcha Marguerite, la boulangère.

Célestine s’arrêta au « Café de la Place », entra en trombe, puis interpella Gilbert, le patron :

- Gi…Gilbert, appelle les gendarmes ! Dis-leur qu’ils viennent de suite, il y a … Il y a… Elle ne termina pas sa phrase, des hoquets l’agitaient, elle fondit en larmes.

Nul besoin d’expliquer à la maréchaussée. Avant d’entrer dans Jonville, au carrefour, ils découvrirent la scène !

Ils interrogèrent brièvement Célestine, lui demandant si elle n’avait rien remarqué.

Pour toute réponse, elle se contenta de secouer la tête négativement, incapable de prononcer une parole, elle d’ordinaire si bavarde !

L’enquête fut confiée dans un premier temps à la gendarmerie puis, se ravisant et jugeant l’affaire trop sordide et étant sans doute le fait d’un maniaque, le juge d’instruction en charge de l’affaire la confia au commissaire Chauguise.

Bien sûr, les gendarmes du coin avaient bien un peu renaudé, mais finalement le « patron » du 36, dont la compétence n’était plus à démontrer, fit l’unanimité au sein de la brigade de gendarmerie, et ils se tinrent prêts à coopérer.

La victime fut rapidement identifiée, son mari ayant signalé sa disparition la veille de la macabre découverte.

Il s’agissait de Mireille Langot, âgée de trente ans, domiciliée à Clermont de l’Oise, mariée à Pierre Langot et maman de deux enfants.

Après autopsie, le légiste déclara : « mort par strangulation. La victime était décédée lorsqu’elle a été ligotée sur le calvaire. »

En ce mois de novembre, les pluies incessantes avaient mis les champs en marmelade comme le chantait Léo Ferré, et lorsque la brigade scientifique voulut faire des relevés afin d’identifier d’éventuels indices, ils ne trouvèrent que flaques d’eau et gadoue !


Une semaine plus tard, Henri Bignon rentrait chez lui à bicyclette, il était dix-sept heures. Le ciel chargé ne rendait pas la visibilité facile. Henri, un peu éméché, devait écarquiller les yeux afin de ne pas verser dans le fossé, qui avait une fâcheuse tendance à se rapprocher de la roue avant !

En passant devant le calvaire du bois Maillard, il tenta de se signer comme à son habitude, mais il perdit, en voulant accomplir ce geste ô combien dévot, le peu d’équilibre qui lui restait, et s’affala sur le talus !

Après un nom de Dieu suivit d’un bordel de merde, qui valent un Pater et un Avé, il se releva et, bouche bée, articula un « « bon Dieu » supplémentaire !…

Grossièrement ficelé au grand crucifix en fer forgé, don des paroissiens de la commune toute proche, le corps sans vie d’un homme entièrement nu !

Henri eut un haut le cœur, le trop plein de « côtes du Rhône » à la pression atterrit sur ses godillots, qui n’en demandaient pas tant !

Evidemment, Chauguise établit immédiatement le rapprochement ! D’autant que la victime avait été étranglée avant d’être attachée au calvaire !

- Bordel, il n’y a pourtant pas de « tueurs en série » chez nous, déclara-t-il à son adjoint.

- Des céréales kileures, patron ?

- Mais non ! Quel ignare, tu fais : des SERIALS KILLERS !

- Je sais patron, c’était histoire de détendre l’atmosphère.

- Ah bon ?

L’analyse minutieuse des liens ayant servis à ligoter les victimes ne révéla rien : il s’agissait de ficelle d’un modèle courant, en vente dans toutes les bonnes quincailleries, avait déclaré Bourrieux dit « Couillette », le chef de labo du 36.

Evidemment, dans les années cinquante, point de grandes surfaces à l’usage des bricoleurs atteints de la maladie « du parpaing » (c’est ainsi que je nomme les mecs atteints de bricolomanite aigüe !)


Chauguise tourne en rond dans son bureau. N’y tenant plus, il sort dans le couloir et interpelle son adjoint.

- Rapplique, Dugland !

- Vous voulez quoi, patron ?

- Fais le plein de la chignole ! On part pour Clermont de l’Oise, faut aller sur place… S’imprégner de l’ambiance, respirer l’atmosphère et tout le toutim !

Ils sont partis en milieu de matinée, sortie porte de la Villette, la route de Flandres, la Courneuve, le Bourget et son aéroport encore en service dans ces années-là. Julien ralentit au passage vrombissant d’un Loocked Constellation super G.

- Ils ont tout de même de la gueule, hein, patron ?

- Mouais….

La patte d’oie de Gonesse, la quinze tangue un peu sur les pavés mouillés de la N2, puis ils empruntent la N 17, un petit crochet par Chantilly…

- Pas même le temps d’admirer le magnifique château ayant appartenu au Duc d’Aumale, lâche laconiquement Julien.

- Le duc d’Aumale ? ricane Chauguise…

- Qu’est-ce qu’il y a de marrant, patron ?

- Tu sais pas ?

- Ben non !

- Juliette va drôlement s’emmerder avec toi !

- ???

Chauguise, le bada enfoncé jusqu’aux yeux, roupille. Enfin… Il déclarera tout à l’heure qu’il a juste récupéré un peu…

Passé Clermont, ils ont dégauchi dans un petit bled non loin des lieux des macabres découvertes, un petit troquet, simple mais propre et accueillant.

Attablés dans le fond du bistrot, près du gros Godin en fonte, le commissaire et son adjoint viennent de terminer leur repas.

Le plat du jour, une spécialité locale : « des ficelles Picardes » des crêpes fourrées aux champignons, accompagnées d’un Sancerre tout à fait honorable.

- Deux cafés, commande Chauguise, avec ce qu’il faut à coté !

- Un p’tit genièvre, interroge le patron ?

- Ouais, pourquoi pas ? Ça fait un bail que je n’en ai pas bu !

Avant de procéder aux interrogatoires, Chauguise aime bien s’imprégner de l’ambiance, prendre la température comme il dit…

- Tu vois, Dugland, tous ces bouseux savent déjà qui nous sommes ! Ils ont l’air « plouc » comme ça, mais fais gaffe : ce sont des malins, des intuitifs, rien ne leur échappe. Ou bien ils t’ont à la bonne, ou bien ils te détestent, et dans ce cas autant interroger une moissonneuse-batteuse !

- Tiens, patron, mettez trois verres, vous trinquerez bien avec nous ?

- C’est point de refus !

Maurice, le patron, s’avance, trois petits verres à liqueur dans une main, dans l’autre la bouteille de genièvre, avec son bec verseur en étain.

Il verse, sa main tremble légèrement… Trois ou quatre gouttes se répandent, histoire de décaper un peu la table de bois !

- Je suis le commissaire Chauguise et voici l’inspecteur DUG… Crafougnard !

- Je m’doutais ben qu’vous étiez flics !

- Pour être une « sale » affaire, c’est une sale affaire, lance le commissaire histoire d’entamer la conversation.

- Ouais, appuie le patron du troquet, m’étonnerait que ce « soye » quelqu’un d’par ici ! J’connais ben les gens d’chez nous : grandes gueules, un pain à l’occasion quand ils ont bu un coup d’trop. P’têt’ capab’ de décrocher l’fusil chargé au gros sel, histoire de punir un écornifleur ou un voleur, mais des trucs vicelards comme y’a eu dans l’coin et à Jonville : ça non !

- Ouais, bien sûr, mais ils ne se sont pas entortillés comme ça tout seuls !

- Ben non, commissaire, ben non ! J’vous remets ça ? C’est ma tournée !


Le retour à la nuit tombée, les lumières blafardes de la quinze, éclairent chichement la route. On est loin des lampes au mercure, et autres phares à iode d’aujourd’hui !

- Bon, il est tard, tu me raccompagnes… Et tu resteras bouffer avec nous, Dugland ! J’crois bien que Juju a préparé une rouelle de veau, lâche Chauguise en se tournant vers Julien qui s’écarquille les gobilles afin de ne pas perdre la route des yeux !

- Merci patron, ce sera avec plaisir !

- Mouais.

L’enquête piétine, le procureur s’impatiente, le préfet aussi, c’est bientôt les élections. C’est vrai qu’en France on vote tous les six mois, on ne sait pas trop pourquoi, mais on vote. Beaucoup pour les cocos à l’époque, histoire d’emmerder le pouvoir en place, plus que par grande conviction !

L’as du 36 a beau chercher : nada, que dalle, zéro, triple zéro même, chou blanc comme on dit !


Quinze jours après la première découverte, le téléphone sonne dans le bureau du patron.

- Oui ?.... Comment ? Ou ça ? Près de Grandvilliers ? On arrive !

- Dugland radine ! Le cinglé a remis ça !

Un petit bled près de Grandvilliers, des champs de betteraves à perte de vue. C’est justement la campagne de ramassage, avec son lot de camions boueux, de remorques bringuebalantes attelées à des tracteurs poussifs et fumants, qui laissent d’énormes plaques de boue sur les routes. A cette époque, chaque village abrite sa propre sucrerie.

Une grande mare au beau milieu du village. Cette mare, c’est un vestige d’un temps où l’on éteignait les incendies en faisant « la chaïne ».

Le village, avec ses maisons de briques rouges et ses toits d’ardoises s’étire en longueur, le ciel est bas, les arbres noirs dépouillés de leurs feuilles, on se croirait dans un tableau de Vlaminck… c’est le pays picard.

Chauguise se met à fredonner cette vieille chanson de Haydn Wood pour la mélodie : « Roses de Picardie »

Souviens-toi, ça parlait de la Picardie
Et des roses que l’on trouve là-bas…

Julien, au volant de la Citroën, se tourne vers son patron…

- Vous chantez bien, patron !

- Ouais, mieux qu’un cheval, mais je ne cours pas aussi vite !

Juste avant le carrefour à la sortie de Rancourt, un calvaire, et sur la grande croix en chêne, le corps entièrement dénudé d’une jeune femme, ficelé comme les précédents. Quelques curieux maintenus à distance par les gendarmes.

Chauguise s’extirpe de la voiture, relève le col de sa gabardine, ajuste son bada, enfonce les mains dans ses poches après avoir allumé une « Boyard papier maïs ».

Julien lève les yeux…

- Ben dites donc, patron, c’est une fausse blonde !

- Et t’as trouvé ça tout seul ? Tu ferais mieux de chercher des indices au lieu de dire des conneries !

Bien sûr, même méthode, mort par strangulation avant la macabre mise en scène…


Le retour à Paris, les routes glissantes, les arrêts fréquents afin de nettoyer le pare-brise.... Et oui point de lave-glaces sur les chignoles de l'époque !

Dès son arrivée le lendemain matin "le boss" convoque tous les O.P.J.

- Alors voilà : vous allez m’éplucher la vie des trois victimes, et ce à la loupe ! Je veux tout savoir : depuis leur premier biberon jusqu' à leur première branlette, en passant par le nombre de boutons d’acné qu’ils ont eu sur le tarbouif… Compris ? Et fissa : les résultats, je les veux pour hier !

Les inspecteurs se sont retirés. Chauguise a eu encore à répondre au Préfet, qui lui-même a eu à faire au procureur, qui… au Ministre !

"L’enfoiré, si je le coince, ce cinglé !" marmonne notre commissaire alors que Julien entre dans son bureau.

- On ne t’a pas appris à frapper ?

- Excusez-moi commissaire, mais j’ai quelque chose…

- Fais voir !

- Voilà : nos trois victimes ont suivi des cursus scolaires assez différents, mais tous trois ont obtenu un diplôme d’accompagnateur (l’équivalent du BAFA) en suivant un stage dans des CEMEA (Centre d’Entraînement aux Méthodes d’Education Active)...

- C’est quoi ce truc, Dugland ?

- C’est un stage qui permet à des jeunes et moins jeunes d’encadrer des enfants ou des ados en colonie de vacances, ou lors de voyages scolaires.

- Mais c’est intéressant, ça… T’as bien bossé !

- Merci patron.

- Mais ne t’endors pas, on fouille encore, on va chercher afin de savoir si nos trois victimes n’auraient pas fait « un camp » ou une colo ensemble.

Le duo infernal est retourné dans les trois villages d’où étaient originaires les trois victimes. Ils ont découvert que, dix ans plus tôt, ils avaient tous trois accompagné une sortie, qui visait à récompenser les lauréats du certificat d’études primaires. Cette sortie avait eu lieue au Tréport, mi-juillet.

Un accident effroyable s’était produit : échappant à la vigilance des accompagnateurs, deux gamins s’étaient esquivés à la suite d’un pari stupide, et pour les beaux yeux de la petite Nicole.

Ils avaient entrepris d’escalader l’immense et magnifique crucifix en fer forgé faisant face à la mer !

Pour le jeune Paul, ça s’était mal passé : à la suite d’une prise mal assurée, son pied avait ripé, il avait chuté et s’était éventré sur l’une des nombreuses piques qui ornent les bras de la croix ! Malgré l’intervention rapide des secours, Paul était décédé.

Un an et demi plus tard, en Novembre, il y avait eu procès. La culpabilité des accompagnateurs avait été minimisée, les gamins ayant rusé afin d’échapper à leur vigilance.

Au procès, les parents effondrés avaient juré de venger leur fils. C’était il y a dix ans,

Quand Chauguise accompagné de Julien et d’une escouade de gendarmes ont fait irruption dans la petite maison de briques rouges, Madame et Monsieur Piquelon les attendaient, assis à leur table de bois marquée par les longues années de service. Sur la cheminée, une photo jaunie d’un gamin souriant en tenue de scout.

- On vous attendait, ont-ils simplement dit. Il y a trois jours, « il » aurait eu vingt-quatre ans.





Le très joli calvaire du Tréport .

Daguerréotype : Andiamo.

*Les premières deux-chevaux ne comportaient pas de jauge au tableau de bord. Afin de connaître la quantité d’essence restant dans le réservoir, ce dernier était muni d’une jauge graduée en fibre, de couleur marron.