(lecture préalable des chroniques précédentes conseillée)

Où le Chevalier de Tant-Bourrin accède à une grande renommée

XIIIème siècle après Jésus-Christ - Quelque part dans le Royaume de France

L'étrange équipage cheminait, misérable et pathétique, sur un chemin tortueux tout en cailloux et en poussière, dans la chaleur épaisse d'un printemps médiéval qui virait à l'été.

En tête, le Chevalier de Tant-Bourrin, un œil pointé sur l'horizon à guetter une hypothétique cause à défendre et l'autre perdu dans le vague de l'introspection, la face allongée, le dos plus voûté que jamais, les épaules touchant presque terre, chevauchait son destrier d'un blanc de plus en plus douteux, l'aura en berne.

Derrière, son écuyer Saoul-Fifre, les yeux mi-clos, le teint rubicond, un sourire satisfait rivé aux lèvres, l'estomac empli à ras de mauvaise vinasse, se laissait aller à une douce somnolence, bercé par le pas de sa bourrique miteuse et par le doux vrombissement de l'aura de mouches qui l'enveloppait telle une couverture.

Pour retrouver le confort de ses siestes à dos de bourrique, l'écuyer avait dû faire montre de patience : effacer de l'esprit de sa bourrique les souvenirs du dressage de l'éthylo-maître n'avait pas été une mince affaire. Mais l'enjeu était de taille et Saoul-Fifre avait tout essayé, jusqu'au jour où il avait surpris sa mule en train de laper le contenu d'un outre de vinasse qu'il avait, à son grand dam, laissé choir : elle semblait appréciait la chose, et pas qu'un peu ! Et visiblement satisfaite de son dépucelage alcoolique, la bourrique, faisant fi de tous les préceptes qui lui avaient été inculqués, se mit à trottiner gaiment. Un peu en zig-zag, certes, mais à trottiner quand même.

Depuis, Saoul-Fifre avait recouvré la joie de vivre et de roupiller discrètement sur le dos de sa monture. Il lui fallait juste - même si cela lui en coûtait - partager de temps à autre un peu de sa vinasse avec sa bourrique. "Bah, se disait-il, douze lytres au cents lieues, cela restoit raysonnable comme consommatyon !"

Mais si la face de l'écuyer irradiait le bonheur, on ne pouvait pas en dire autant de celle de son Maître : elle paraissait avoir été modelée dans la glaise du tourment et du mal de vivre. Il faut dire que sa soif du nectar de la gloire n'avait jusqu'à lors eu que le vinaigre cuisant de l'échec pour s'étancher.

Le Chevalier de Tant-Bourrin poussa soudain un immense soupir, tira sur les rênes pour arrêter sa monture et déclara d'une voix solennelle et glacée : "cela suffisoit, la nostre erransce s'arrestoit céans !"

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