Les mots du Chevalier achevèrent de dégriser Saoul-Fifre, qui s'imaginait déjà devoir pointer à l'ANPE (Associatyon des Nécessiteulx Précédemment Escuyers) et qui, pour le coup, se mit à penser très fort dans sa caboche avinée.

- Hé, Messyre, vous n'allesz poinct fayre cecy !? Vous n'y pensesz poinct. Vous estes faict pour laisser une grande trace en les grimoyres d'Histoyre, poinct pour aller cultiver des raves en un monastère, entouré de moines ventrypotents !
- Las, escuyer, il alloit falloir m'y résoudre, je n'ayois plus goust aulx combats.
- Mays... mays...

Une petite torche sembla s'allumer au dessus du crâne de Saoul-Fifre : il venait de se rappeler quelque chose qu'il avait entendu la veille.

- Mays, au faict, Messyre, j'y pensois ! La Dame Calcinée de Grozosieau ne vous estoit poinct encore perdue : vous pouvesz la reconcquérir, car j'ayois ouï dire en une taver... heu... en la rue du village voisin que le Seigneur de Grozosieau, soucieux de marier sa chère fille au meilleur des Chevaliers du Royaume, organisoit demayn un grand tournoy dont le vaincqueur obtiendroit en guyse de récompense la main de Calcinée du Grozosieau.
- Heyn ? Que me chantois-tu là ? Prenois garde, escuyer des miennes deulx, sy tu mentois, tu allois gouster du mien haschoir à viande !
- Que nenni, Messyre, je vous assurois que tout cecy estois bel et bien vray !
- Alors, sy cela estoit vray, j'allois participer demayn à cestuy tournoy et concquérir de haute lutte la main de Dame Calcinée !... Establissons doncques icy le camp pour la nuit, je devois estre frays et dispos pour affronter les miens adversayres demayn ! Ah, me voilà tout ragaillardy !

Un peu plus tard dans la soirée, alors que le Chevalier dormait déjà du sommeil du juste, Saoul-Fifre cogitait très fort dans sa cervelle alcoolospongieuse. Il ne voulait pas perdre son emploi, la chose était claire. Mais il perdrait pourtant son emploi le lendemain, car il lui paraissait évident que le Chevalier, équipé de son armure déstructurée bringuebalante et de son malheureux hachoir à viande, ne ferait pas le poids face aux meilleurs Chevaliers du Royaume surentraînés, protégés sous de brillantes armures taillées par les meilleurs forgerons, et armés d'épée longues comme le bras et de masses d'armes contondantes. Non, assurément, il allait falloir aider le Chevalier. Mais comment ?

Saoul-Fifre eut soudain une inspiration géniale : le rebouteux Schnédaire ! Rebouteux que d'aucun qualifiait d'ailleurs plutôt de sorcier, en fait. Voilà l'homme de la situation : il saurait bien concocter un petit philtre pour donner un poil de force supplémentaire au Chevalier !

Saoul-Fifre s'éclipsa donc subrepticement et s'en alla trouver le rebouteux, qui vivait dans une hutte au coeur de la forêt.

Celui-ci lui concocta un philtre sur mesure.

- Une larme pus de crapaud. Un soupsçon de sperme de taureau. Je touillois ça avec quelcques champignons... hem... disons un peu spéciaux. Je rajoutois quelcques ingrédients tout aulssy explosyfs mays que je préférois garder secrets - je n'allois quand mesme poinct te confier la recette, hein ? Je laissois décanter... et voilà ! Donnois trois gouttes de cestuy breuvage au tien Maistre avant le combat, il y puiseroit une force et une fureur à nulle aultre pareille !
- Mercy, rebouteulx, tu sauvois la mienne mise et le mien employ par la mesme occasyon ! Comment pouvois-je te remercier ?
- Bah, en me payant le prix de cestuy philtre, pardy ! C'estoit cinq deniers !

Saoul-Fifre maugréa, mais finit par allonger les cinq pièces exigées, pièces qu'il avait entre parenthèses dérobées à son maître en le truandant sur l'argent des courses.

Il revint au camp de toute la vitesse des jambes de sa bourrique miteuse, puis s'allongea et plongea dans un doux sommeil réparateur. Demain, son Maître gagnerait le tournoi, il épouserait sa Calcinée, deviendrait sédentaire... ainsi que lui-même par la même occasion. Il rêva toute la nuit d'une vie de château.

Le lendemain, contrairement à son habitude, Saoul-Fifre s'était levé bien avant son Maître pour lui préparer son déjeuner. Il versa discrètement, bien entendu, trois gouttes du philtre dans la soupe du Chevalier. Et d'ailleurs plutôt deux fois qu'une : puisque trois gouttes pouvaient lui donner force et puissance, deux fois trois gouttes lui donneraient deux fois plus de force et de puissance, non ? Et comme on dit jamais deux sans trois, il ajouta encore trois gouttes : il préférait assurer son avenir professionnel, c'est humain !

Deux minutes plus tard, Saoul-Fifre avait entièrement déversé la fiole de philtre dans la soupe de son Maître. Si avec ça il ne gagnait pas le tournoi !

- Pouah, ta soupasse estoit infasme, escuyer !... C'estoit bien parce que je devois prendre des forsces que je la mangeois, sinon je t'aurois bien envoyé la mienne écuelle à la fasce pour t'apprendre à cuisiner !

Quelques instants plus tard, après avoir fini avec peine son plat de soupe, le Chevalier commença à se préparer pour le tournoi. Alors que Saoul-Fifre l'aidait à enfiler les anneaux volants de son armure déstructurée, il constata que les mains de son Maître commençaient à être animées d'un petit tremblement nerveux.

"C'estoit le philtre qui commensçoit à agir !" se dit Saoul-Fifre, "tout alloit bien !"

Chemin faisant vers le castel de Grozosieau, devant lequel devait se dérouler le tournoi, il fut toutefois surpris de voir le Chevalier avoir des soubresauts et des mouvements nerveux de plus en plus violents et inattendus au fur et à mesure que le temps passait. A l'approche du but, Saoul-Fifre crut même discerner un très léger jet de vapeur qui semblait s'échapper de chaque oreille du Chevalier, mais il mit cela sur le compte de légers effets secondaires du philtre.

Il commença à être plus inquiet à l'entame de la première joute : la face du Chevalier était cramoisie, il émettait un grognement continu quasi bestial, et un mince filet de bave coulait à la commissure de ses lèvres. Peut-être avait-il légèrement trop forcé sur la dose ?

La première charge fut pour le moins surprenante : la lance de l'adversaire du Chevalier s'enfila dans un des anneaux de l'armure déstructurée du Chevalier, provoquant la chute des deux combattants ainsi retenus l'un à l'autre. Dans un hurlement démoniaque qui glaça le sang de tous les spectateurs présents, le Chevalier de Tant-Bourrin, avec une rage démesurée, massacra à grands coups de hachoir à viande son malheureux adversaire peu préparé à ce type de close combat.

La joute suivante fut du même acabit, si ce n'est que les gestes du Chevalier paraissaient désormais hors de tout contrôle, comme ceux d'un boucher sadique et sanguinaire qui aurait été atteint de la danse de Saint-Guy.

Au troisième combat, la tripaille de l'adversaire du Chevalier gicla à trente coudées alentours, éclaboussant la foule assemblée au bord de la lice. La tête du Chevalier tournoyait sur elle-même, ses yeux étaient complètement révulsés, ses rugissements emplissaient tout l'espace, tout son corps à présent dégageait une épaisse fumée...

Le dernier adversaire en compétition, complètement tétanisé, resta prostré, à genoux, implorant le ciel dans une intense prière, ce qui n'empêcha pas sa tête de voltiger pour atterrir sur les genoux de Calcinée du Grozosieau, elle-même complètement tétanisée par le spectacle de ce démon rubicond coiffé d'un heaume-melon et qui allait devenir son mari.

Son père, le Seigneur de Grozosieau, n'en menait lui-même pas large. Il avait souhaité donner la main de sa fille chérie au meilleur Chevalier du Royaume, et il se retrouvait face à... ÇA !

Mais il n'avait qu'une parole : il avait promis la main de sa fille au vainqueur, il la lui donnerait, quoi qu'il lui en coûte. Même si le noble art des joutes Chevaleresques n'était pas sorti grandi du spectacle.

Il se leva et s'avança donc vers le Chevalier, toujours agité de convulsions désordonnées, pour le féliciter et donner sa bénédiction à l'union de sa fille et du vainqueur.

Mais le Chevalier de Tant-Bourrin, toujours en transe incendiaire, le visage complètement déformé de grimaces hideuses, émettant des sons inhumains qui auraient fait, sept siècles plus tard, le ravissement d'un réalisateur de films gores, continuant ses moulinets désordonnés, fouettant l'air de son hachoir à viande déjà rouge de sang, se rua sur lui et le transforma en un instant en quelque chose qui tenait plus d'une fricassée aux petits oignons que d'un futur beau-père.

La moitié de l'assistance tourna de l'oeil devant ce spectacle, l'autre moitié s'était déjà enfuie au loin, en hurlant au sortilège et à la possession du Malin.

Saoul-Fifre, sentant que la situation tournait vraiment au vinaigre, hurla à distance au Chevalier de vite enfourcher son destrier et de le suivre au galop. Par miracle, à force de jet de vapeur continu s'échappant de tous les orifices du Chevalier, la pression interne de celui-ci était retombée de quelques bars, et il eut un léger retour de conscience suffisant pour lui faire comprendre qu'il valait mieux, pour une fois, obéir aux conseils de son écuyer.

Les deux cavaliers - ou plus précisément le cavalier et le bourriquier miteux - quittèrent ainsi, sans demander leur compte, la lice qui offrait désormais un spectacle de désolation.

Et après des heures de galop pour quitter au plus vite les terres de Grozosieau, l'étrange équipage reprit sa route à un train plus calme. Le Chevalier de Tant-Bourrin devant, l'aura toute ensanglantée, encore agité de convulsions incontrôlées. Et, cerné de son aura de mouches sur sa bourrique miteuse, Saoul-Fifre derrière. Loin derrière. Un mauvais coup est si vite arrivé.

Tel était le destin d'un preux Chevalier et de son écuyer en ces temps médiévaux.