- Holà, escuyer ! Voylà une donzelle qu'il me falloit assurément aller secourir !
- Heu... Messyre, prenesz garde, il ne falloit poinct se préscipyter, peut-estre estoit-ce le godelureau de la donzelle quy vouloit jouer à la beste à deulx dos avecques icelle, et puys le fond de l'air estoit frais, ce n'estoit poinct une heure pour lyvrer bataille, et puys...
- Cela suffisoit, je n'ayois que faire des tiennes minauderies de pucelle ! Il falloit faire vyte !

Le Chevalier mit son heaume-melon, talocha son fier destrier et se lança à l'assaut du malandrin. La lame de Sanzot, son hachoir à viande qui chante, virevolta dans la lumière du crépuscule, émit un bref éclat lumineux avant de trancher court dans le cou du brigand.

Le Chevalier descendit de son destrier pour vérifier que le vil faquin était, nonobstant le fait que sa tête n'était plus solidaire de son corps, bien passé de vie à trépas. La donzelle se précipita au cou du Chevalier.

- Le mien héros, vous estes le mien noble héros ! Vous avesz sauvé la mienne vye ! Je suis vostre de tout le mien corps et de toute la mienne asme ! Mandesz ce que voulesz et...

Le Chevalier l'avait brutalement repoussé, provoquant la chute de la donzelle sur son fessier enflammé. Il faut dire que le regard du Chevalier s'était subitement fixé sur un point de l'horizon : là-bas une bête, un loup peut-être, rôdait au pied d'un arbre, guettant un enfant qui s'y était réfugié.

- Holà escuyer, sus au leu !
- Un leu, Messyre ? Laissesz-le moy, je vous en conjure. Je n'aimois poinct les leus : j'ayois un mien cousin quy élevoit des brebis que les leus luy crocquoient. J'allois venger le mien cousyn.

Joignant le geste à la parole, Saoul-Fifre lança sa bourrique miteuse à l'assaut du loup, sous le regard ironique du Chevalier. Arrivé à quelques coudées du loup, celui-ci se tourna vers l'écuyer belliqueux, retroussa ses babines et grogna.

En vérité, c'était un très gros grognement, et à bien y regarder, c'était un très gros loup, alors que le courage de Saoul-Fifre était en vérité un tout petit courage. Celui-ci fit donc un preste demi-tour et revint vers le Chevalier de toute la vitesse des pattes de sa mule.

- A bien y songer, Messyre, je ne voulois poinct faire ombre au vostre prestyge, il estoit du vostre ressort de manier les armes et du mien de préparer la vostre tambouille et de faire reluyre la vostre armure. Or doncques, je vous laissois le leu...

Mais le Chevalier n'avait pas attendu l'invitation de son écuyer, il galopait déjà droit sur le loup. La lame de Sanzot siffla dans l'air du soir. Le sang du loup se mêla aussitôt sur la lame au sang encore frais du malandrin.

L'enfant descendit de l'arbre et chanta sa reconnaissance au Chevalier. Mais celui-ci regardait déjà plus loin. Là-bas, une énorme bête sauvage semait le chaos au milieu de quelques chaumières, à la lisière de la forêt.

- Holà, escuyer, regardois là-bas ! Un ours en furye quy s'en prenoit aulx bouseulx du coin ! Il falloit faire quelcque chose !
- Heu... après vous, Messyre...

Mais déjà, le Chevalier, enivré par le sang du Mal répandu, se ruait vers l'ours. Deux coups de hachoir bien placés, l'un tranchant la tête de l'ours, l'autre lui ouvrant proprement la poitrine en deux, en vinrent à bout.

- Noël ! Noël ! Noël ! Vivoit le Chevalier !

Les cris de joie et de liesse des bouseux résonnaient tout autour du Chevalier.

Mais le regard du Chevalier était déjà ailleurs. Car là-bas, émergeant au-dessus du faite des arbres, apparut soudain... un dragon ! Oui, un vrai dragon, tel celui que Saint-Georges avait terrassé. L'excitation du Chevalier atteint alors son paroxysme.

- Holà escuyer ! Mirois doncques ce que je voyois ! Un dragon ! C'estoit enfyn affayre vraiment dygne d'un preulx Chevalier !
- Hééééééé, Messyre ! N'y allesz poinct ! C'estoit assurément quelcque malignyté quy ayoit enfanté tel démon... Fuyesz plutost avecques nous !

Les derniers mots de l'écuyer, dictés avant tout par la peur du chômage, avaient été hurlés à distance respectable, car il fuyait à toutes jambes en même temps.

Mais la route du Chevalier allait en sens inverse. Il s'était élancé à l'assaut du dragon, avec une témérité sans faille.

Le combat fut épique, mais bref. Sanzot siffla dans l'air emperlé de sang de dragon. Trois profondes entailles au cou du monstre lui furent fatales : sa tête dodelina, puis s'abattit brusquement, en même temps que le monstre poussait son dernier soupir.

Mais ce dernier soupir était un soupir de dragon, de feu et de soufre. Et ce dernier soupir souffla ses flammes sur le Chevalier, qui fut plongé dans une fournaise embrasée, calcinant instantanément sa chair et son armure.

- Haaaaaaaaaaa, cela brusloit !!!!

Le cri du Chevalier avait résonné au milieu de sa sueur. Il s'aperçut qu'il était allongé sur une mauvaise couche, et qu'il n'y avait nul cadavre de dragon alentours.

Saoul-Fifre se pencha sur lui pour éponger son front avec une compresse.

- Oui, Messyre, vous avesz assurément de belles bruslures d'estomac ainsy que forte fièvre. Vous avesz déliré toute la nuit et j'estois moultement content de vous voir éveillé. Je supposois que les lapins dont nous dinasmes hyer n'estoient poinct très frais ! Le bouseux à qui je les ayois achetés nous auroit grugés...

Saoul-Fifre, évidemment, travestissait encore une fois légèrement la vérité : les animaux dont ils avaient fait pitance la veille étaient tout à fait frais. Mais il ne s'agissait pas vraiment de lapins : Saoul-Fifre ayant, comme à son habitude, dépensé l'argent des courses en boissons, il s'était rabattu sur deux gros rats qu'un bouseux du coin avait trucidés. Lui n'en avait éprouvé aucune gêne - pensez ! un bouseux, ça a l'habitude de manger les pires cochonneries ! -, mais l'estomac fragile et délicat du Chevalier avait eu quelques difficultés à digérer la chose...

Adieu, rêves de gloire et de panache chevaleresque laissés dans son sillage ! L'équipage reprit sa route poudroyante, Saoul-Fifre devant sur sa bourrique miteuse, tout empanaché de mouches, attendant toutes les cinq minutes que le Chevalier de Tant-Bourrin finisse de régurgiter tripes et boyaux, laissant dans son sillage des traces bien moins glorieuses que celles escomptées.

Tel était le destin d'un preux Chevalier et de son écuyer en ces temps médiévaux.