- Hola, escuyer, je me morfondois moultement ! Ne voyois-tu doncques rien à l'horizon quy ressembloit à un dragon, un brigand, un tyran ou une veuve ?
- Ron zzzzzzzzzzzzz... ron zzzzzzzzzzzzz...
- Holà escuyer, réveillois-toy ! Je ne te payois poinct pour cuver la tienne vinasse à longueur de journée !
- Ron zzzzzzzzzzzzz... ron zzzzzzzzzzzzz...

Excédé, le Chevalier de Tant-Bourrin dégaina sa nouvelle épée, qui ressemblait bougrement à un hachoir à viande, et en donna un grand coup avec son plat sur le crâne de Saoul-Fifre.

En vérité, il s'agissait bel et bien d'un fort lourd hachoir à viande et le choc sur la tête de l'écuyer fut considérable et résonna longuement en écho dans les sous-bois. Il s'en fallut de peu d'ailleurs que Saoul-Fifre ne fût estourbi pour le compte, mais celui-ci, comme tous les gueux de basse extraction, avait la cabesse plus robuste qu'une pierrasse. Il se contenta donc de choir de sa bourrique miteuse en ajoutant une nuée poussiéreuse supplémentaire au poudroiement de la route.

- Heyn ? Quoy ? Qu'estoit-ce ?
- Relevois-toy, escuyer des miennes deulx ! Je cherchois aventure et les tiens ronflements faisoient fuyr monstres et marauds à tyre d'aile... Remontois sur le tien bourricot et scrutois alentours ! Trouvois-moy quelcque tort à redresser pour que le mien destyn s'accomplissoit !

Saoul-Fifre, le crâne méchamment endolori et orné d'une belle bosse, regrettait amèrement de ne pas avoir opté pour le couteau à beurre plutôt que pour le hachoir chez le ferrailleur, mais il est vrai qu'il aurait été vraiment très délicat d'arriver à faire passer un couteau à beurre pour une épée aux yeux du Chevalier.

Mais bientôt, quelques fermes apparurent au bout du chemin. Quelques bouseux discutaient, la mine contrite.

- Holà, escuyer, cesteulx gueulx me sembloient en grand désarroy. Allois doncques leur mander ce quy les chagrinoient, peut-estre il y ayoit-il quelcque tasche pour un preulx Chevalier.

Ne tenant pas particulièrement à regoûter du plat du hachoir à viande, Saoul-Fifre s'exécuta promptement. Et très rapidement, il apparut que le Chevalier avait raison, tant les bouseux étaient désemparés.

- Le tien Maistre estoit un vray Chevalier ? Ah, c'estoit le ciel quy vous envoyoit, car la nostre contrée sembloit maudyte ! Figurois-toy ainsy que le mien puisard sembloit depuys peu empoisonné : il donnoit la chiasse au mien bétail et j'estois moultement emmerdé !
- Et moy, j'ayois des nuées de sauterelles, prescque aussy nombreuses que les mouches quy tournoyoient autour de la tienne teste, en les miens champs : il ne restoit plus un épi de sarrazin debout !
- Et moy, la mienne fumelle estoit atteinte d'un estrange mal quy me mettoit les miennes couillasses en feu !

Saoul-fifre remarqua à ce moment-là que le bouseux qui venait de parler se grattait vivement l'entrejambe, confirmant ainsi par le geste ses dires. Et il nota également que tous les autres bouseux faisaient de même, mais préféra ne rien dire à ce sujet, craignant de soulever un épineux problème.

- Brief, tout alloit mal par icy depuys quelcques lunes. Et c'estoit parce que le Malin estoit parmy nous !
- Le Malin ?
- Oui, estranger, le Malin ! Le Diable ! Le Cornu ! Lucifer si tu préférois ! Il estoit arrivé icy en le corps d'un bélier noir de la teste aulx pieds, comme jamays on n'en ayoit vu. Il estoit né dans la ferme du Mathurin et c'estoit depuys lors que les nostres males heurs ayoient commencé. Et personne n'osoit s'en approcher, car nous craignons qu'il nous emportoit en enfer... Le bélier des ténèbres estoit là-bas dans le pré que tu pouvois apercevoir sur la colline. Nul n'osoit plus désormays s'en approcher à moins d'une lieue !

Saoul-Fifre rapporta ces propos au Chevalier de Tant-Bourrin. La face de celui-ci s'illumina au fur et à mesure que son écuyer avançait dans le récit.

- Une incarnation maléficque du Malin ? Mmm ! Voilà quy estoit moultement intéressant ! Une missyon faicte pour un noble Chevalier ! Allez suivois-moy, nous allons trucider le bélier des enfers !
- Heu... Maistre, estes-vous bien sûr que cela estoit très prudent ? On ne pouvoit mie contre les forces malygnes, et un mauvais coup estoit sy vyte arrivé, et j'estois encor bien jeune malgré les miens cheveulx grisonnants, et j'ayois encor quatorze enfansçons en la mienne chaumière à nourrir, et le fond de l'air estoit frais, c'estoit un temps à attraper la masle peste, et je faisois une allergye aulx poils d'ovins, et...

BLAM !

Un nouveau coup de plat de hachoir à viande venait de s'abattre sur le crâne de Saoul-Fifre, redonnant, par une seconde bosse mais côté droit ce coup-ci, une certaine symétrie à sa trogne martelée.

- Silensce, couillasse molle d'escuyer ! Je te mandois de m'accompagner jusqu'à la lisière du pré, poinct de combattre ! Car le maniement des armes estoit affayre de Chevalier, poinct de alloit-nu-pied !

Saoul-Fifre referma donc fermement ses orifices : il tint sa bouche close pour éviter de regoûter au hachoir du Chevalier, et il serra très fort les fesses, car il n'en menait pas large.

Après une courte chevauchée, ils arrivèrent à destination. Là-bas, à quelques dizaines de coudées, un bélier noir broutait placidement l'herbe.

Saoul-Fifre se liquéfiait sur place, le Chevalier de Tant-Bourrin au contraire jubilait.

- Regardois bien, chiasseulx d'escuyer, tu allois voir ce qu'un preulx Chevalier estoit capable de fayre !

Pour assurer ses aises durant le combat, il ôta le heaume-melon dont l'équilibre sur sa tête était éminemment instable et le déposa sur la tête de son destrier, il réajusta vaguement la cuirasse de son armure, puis il dégaina son hachoir à viande, talocha les flancs de son destrier et se lança à l'assaut du bélier.

Las, le haut du crâne du destrier était plus étroit que celui de son Chevalier : le heaume-melon glissa peu à peu et vint masquer la vue du destrier. Celui-ci, affolé par l'obscurité soudaine et les coups de talon de son cavalier, dévia considérablement de la ligne droite qui menait vers le bélier, et le fol équipage termina sa course aléatoire dans le gros ruisseau qui coulait en contrebas.

Saoul-Fifre se précipita pour aider le Chevalier, engoncé dans sa lourde armure déstructurée et qui prenait l'eau de toute part, à se relever.

- Hola, escuyer, cela prouvoit assurément qu'il y ayoit malignyté derrière tout cela, car le mien destrier ne m'ayoit jamays trahi de telle sorte !

Le Chevalier, ruisselant d'eau, ne se laissa pas démonter et décida de continuer le combat à pied.

- Bélier du démon, rien de m'empêcheroit de te faire gouster le fil de Sanzot, le mien hachoir quy chantoit !

Ce disant, il avait ressaisi fermement son arme et commençait à marcher vers le bélier. Péniblement. Très péniblement, même. Saoul-Fifre vit, effaré, les gestes de son maître se ralentir peu à peu. Il eut droit, sept siècle avant l'invention de la télévision, à un visionnage d'action au ralenti.

L'explication en était simple : l'armure déstructurée du Chevalier, comme nous le vîmes dans le chapitre précédent, était faite de bric et de broc, d'éléments disparates, peu compatibles les uns avec les autres et fortement rouillés. Or la chute du Chevalier et son immersion dans le ruisseau n'avait rien arrangé, bien au contraire. Or donc, cela couinait, cela frottait, cela crissait, cela craquait, cela bruissait, cela grippait, cela bloquait, cela grinçait de toute part. Chaque pas exigeait un effort considérable de la part du Chevalier, et ce d'autant plus que, rappelons-le, du fait de jambières trop longues pour sa morphologie, il était sur la pointe des pieds à l'intérieur de son armure.

Bref, après avoir dépensé 500 calories à chacun de ses pas, ceux-ci se firent de plus en plus lents, de plus et plus chancelants au fur et à mesure que le Chevalier approchait du bélier. Et tout à coup, Saoul-Fifre vit l'armure du Chevalier vaciller, puis s'abattre brutalement sur le sol face en avant, dans un épouvantable fracas métallique, comparable à ce que l'on pourrait entendre quelque siècles plus tard dans les concerts de trash-metal.

L'irruption de cet intrus et ce vacarme subit sembla déranger le paisible bélier noir qui, préférant sans doute goûter les joie de la solitude, descendit la colline et alla brouter une lieue plus loin.

Quelcque heures plus tard, nos deux héros étaient de nouveau sur la route quy poudroyait.

- Félicytation, Messyre ! Vous avesz su éloigner le Malin. Les bouseulx que nous vismes tantost vous ayoient, durant le vostre petit somme, moultement remercié pour le vostre héroïcque acte !

"...mays peut-estre pas les bouseulx de l'aultre costé de la collyne vers lesquel le bélier estoit party s'installer" se dit Saoul-Fifre, sans oser exprimer sa pensée à haute voix pour ne pas chagriner son maître.

Il faut dire que son maître avait pour l'heure d'autres soucis en tête : totalement coincé dans son armure déstructurée définitivement grippée, trop lourd pour être hissé à force d'homme (et encore moins d'écuyer) sur son destrier, Saoul-Fifre n'avait eu d'autre recours que passer une corde autour ses pieds et de le laisser traîner sur le sol derrière son destrier. Et fatalement, l'état des chemins étant ce qu'il était au Moyen-Age, les cahots et tressautements résonnaient affreusements à l'intérieur de l'armure et du crâne du Chevalier.

Et le fier équipage poursuivit sa route, Saoul-Fifre auréolé de mouches par milliers, et le Chevalier auréolé de la poussière qu'il soulevait en traînant sur la route. Ils disparurent au loin, là-bas, sur la ligne d'horizon, dans la glorieuse lumière du soir, en quête de nouvelles aventures, mais avant tout d'un bon forgeron.

Car tel était le destin d'un preux Chevalier et de son écuyer en ces temps médiévaux.