- Holà, escuyer, voylà enfyn un village ! Faysons halte icy !

Et joignant le geste à la parole, le Chevalier, dont le visage était devenu presque aussi bleu que son sang à force de froidure, tira sur le mors de son blanc destrier qui s'immobilisa illico. Voyant le large postérieur dudit destrier se rapprocher subitement de sa tête, la bourrique miteuse de Saoul-Fifre s'arrêta tout aussi net, provoquant par là-même et par l'inertie colossale de la bedaine de son cavalier la chute de celui-ci, qui, comme à son habitude, se laissait jusque-là porter mollement en cuvant sa bibine.

- Heyn ? Quoy ? Qu'estoit-ce ?
- Relevois-toy, sac à vinasse, et regardois là-bas. Voilà un village en lecquel j'allois pouvoir acquérir une tenue plus seyante pour un noble Chevalier que cestuy calesçon !
- Remarcquez, Messyre, les testes de souris à grandes oreilles dessinées sur le vostre calesçon estoient très élégantes. Un rien vous habilloit et peut-estre pouvesz-vous lancer novelle mode en ces contrées ?
- Sylensce, escuyer ! Si j'ayois la mienne épée par-devers moy, tu en aurois tasté le plat sur le tien crasne ! Je n'ayois mie besoin d'un styliste aulx miens costés, mays d'un escuyer quy sachoit tenir la sienne langouille !

Par un réflexe pavlovien, Saoul-Fifre avait déjà rentré la tête dans ses épaules. Tout juste s'il ne sentait pas la douleur du coup de plat de l'épée virtuel dans sa tête avinée.

- Escuyer, je me gelois les miennes miches à chevaucher ainsy dévestu en la froidure de novembre. Certes, un noble Chevalier estoit dur à cuire et se mocquoit du sien confort, mays il n'y ayoit point escrit "Vyvagel" sur le mien front !
- Vyvagel ? Qu'estoit-ce doncques, Messyre ?
- Je ne sachois point : cela m'estoit estrangement venu à l'espryt. Mays ne m'interrompois point : je ne pouvois entascher la noble image des Chevaliers en pénétrant en cestuy village à moytié à poil. Aussy, prenois ces quelcques pièces d'or et allois acquérir pour moy l'écquypement adécquat pour poursuivre les miennes aventures : une armure complète, une épée en acier de Tolède, un écu et toutes choses annexes. Pour la mienne part, j'allois t'attendre icy, à l'abry de cestuy boscqueteau.
- Estoit-ce que je pouvois garder la monnaie, Messyre ?
- Nenni, rapiat de bas étages, et filois vyte sy ne voulois point gouster de... heu... ah non, j'oubliois...

Saoul-Fifre ne se le fit pas dire deux fois : il talocha les flancs de sa bourrique miteuse et fila au petit trot vers le village.

Une heure plus tard, il levait pour la vingt-septième fois sa chopine de bibine dans la taverne du village pour trinquer avec les soûlards du coin.

- Allesz, buvons, les amys, c'estoit la mienne tournée ! Cul sec !... aaaah, encore un que les Germains n'auront point !

Mais avisant soudain par la fenêtre un cadran solaire dans la cour de la taverne, Saoul-Fifre réalisa soudain, dans un ultime éclair de lucidité, qu'il commençait à se faire tard.

- Holà, Tavernier, estois-tu bien sûr que le tien cadran n'avansçoit point ?
- Ta bourrique ayoit plus de jugeotte que toy : comment voulois-tu qu'un cadran solaire n'estoit point à la bonne heure ?
- Houla, dans cestuy cas, il me falloit filer vyte, le mien Maistre attendoit, et je n'ayois point faict les siennes petites courses... Combien te devois-je, tavernier ?

Cinq minutes plus tard, Saoul-Fifre contemplait avec effarement le peu de monnaie qu'il lui restait : presque tout l'or que lui avait confié le Chevalier était passé en tournées générales. Sentant grimper dans son échine les rats de la panique, Saoul-Fifre mobilisa les quelques neurones qu'il lui restait et qui n'avaient pas péris noyés dans l'alcool. Une solution, il lui fallait absolument trouver une solution pour éviter le désastre...

- Un ferrailleur ! Il falloit que je trouvois un ferrailleur en cestuy village ! Les occasyons de seconde ou de troisyème main, voilà la solutyon !

Saoul-Fifre, ragaillardi à l'idée d'éviter une sévère correction de la part de son maître, partit en quête du ferrailleur du village, qu'il eut vite fait de trouver dans un taudis qui servait accessoirement de décharge publique.

Une heure plus tard, Saoul-Fifre était de retour auprès du Chevalier de Tant-Bourrin.

- Ah, enfyn, te voilà, escuyer des miennes deulx ! Tu ayois esté bien long !
- C'estoit que j'ayois dû négoscier au mieulx, Messyre : ces commersçants estoient d'une rapascité peu commune !
- Disois-moy, ceste armure me sembloit bien moins éclatante qu'ycelle que j'avois naguère.
- C'estoit qu'elle estoit à la pointe du progrès, Messyre, elle estoit en matériaulx composytes.
- Ouille, houlààà, mays... mays... c'estoient deulx pieds senestres ! Et la longueur des jambières dépassoit d'un demi-pied la longueur des miennes jambes ! Ouille, je devois rester sur la pointe des pieds en l'intérieur de la mienne armure !

La peur panique de la réaction de son maître donna des ailes à l'imagination créatrice de Saoul-Fifre :

- Heu... ceste armure estoit moultement fashion, comme disoient les Anglois, elle ayoit esté dessynée par le plus grand styliste de Paris, quy ayoit voulu sortir des coupes classycques pour conscevoir une coupe innovante, déstructurée et dyssymétricque !
- Ah, c'estoit la mode, disois-tu ? Mays... ceste armure estoit toute picquée de rouille... Regardois, il y ayoit mesme des trous !
- Heu... c'estoit la ventylatyon, Messyre, et c'estoit aussy pour estre à la mode grunge !
- Grunge ? Tu parlois de mystère pour moy !... Mays... le heaume estoit itoument tout dépareillé avecques le reste. Et il estoit bien trop petit : je ne pouvois point l'enfonscer sur le mien crasne ! Je ne pouvois que le porter en écquilybre sur le sommet de la mienne teste !

Saoul-Fifre se liquéfiait littéralement sur place. Une sueur froide titrant ses 15° d'alcool perlait par le moindre de ses pores.

- Heu... c'estoit la dernyère angloise mode, Messyre, on appeloit cela le heaume-melon !
- Mays qu'estoit-ce doncques que cestuy écu rond et lourd itoument un boeuf ? Et quy n'ayoit qu'une fente au mylieu en guyse de poignée ? Et pourquoy ayois-tu faict graver "Pont-à-Mousson" dessus plutost que les miennes armes ?
-Heu... c'estoit du dernyer chic, Messyre, de porter de la marcque ! Croyesz-moy, vous allesz estre avecques cestuy écquipement une vraye gravure de mode !

Le Chevalier de Tant-Bourrin restait perplexe. Son armure lui semblait faite de bric et de broc, pas une pièce ne semblait du même modèle que sa voisine, il devait rester sur la pointe des pieds dans deux pieds gauches, tout était rouillé et troué, mais il n'avait aucune envie de passer pour un rustre peu au fait de la mode. Surtout devant son gros rustaud d'écuyer mal dégrossi, dont la parfaite connaissance des dernières tendances le surprenait d'ailleurs quelque peu en l'occurrence.

Mais en saisissant sa nouvelle épée, le Chevalier eut encore un coup au coeur :

- Heyn ? Mays qu'estoit-ce doncques ? Ce n'estoit point une épée, cela ressembloit plutost à un haschoir à viandasse rouillé !
- Heu... nenni, Messyre, c'estoit le fruit ultyme en matyère de recherche guerrière. Une épée bien plus profilée pour occasyonner moult dommages aulx adversayres et bien plus aysément maniable au sein du combat.
- Ah bon ? Cela ressembloit pourtant vrayment à un haschoir. Il me sembloit mesme voir encor quelcques traces de sang et des fragments d'os...

Le Chevalier restait interdit, mais l'aplomb de son écuyer était tel qu'il ne savait plus que penser. Il décida donc, pour l'heure, de faire avec. Il remonta tant bien que mal, gêné aux entournures par son armure déstructurée, sur son destrier et donna le signal du départ.

Se calant confortablement sur sa bourrique miteuse, Saoul-Fifre soupira d'aise et lâcha même un petit pet de contentement : il s'en était tiré comme un chef. Le Chevalier ne s'était pas aperçu qu'il avait acheté tout ce fourbi au poids, à deux deniers la livre. Tous ses mensonges étaient passés comme un parchemin à la malleposte.

Il vit bientôt que le Chevalier commençait à se tortiller légèrement sur lui-même et à avoir des velléités de se gratter (mais allez donc vous gratter avec une armure !). Et Saoul-Fifre se rappela que le ferrailleur lui avait offert la cuirasse de l'armure, sans rien en demander en échange sinon qu'il l'en débarrasse. Il se souvenait également qu'il lui avait ensuite tendu la cuirasse en question au bout d'un bâton, non sans lui signaler qu'elle avait appartenu à un Chevalier de passage, qui était mort au village d'une peste bubonique mâtinée de lèpre.

Saoul-Fifre culpabilisa un tout petit peu de ne point avoir avisé le Chevalier de ce petit détail insignifiant, mais c'eût été par la même occasion dévoiler le chapelet de mensonges qu'il venait de proférer, autant dire aller au devant de très très gros soucis pour son échine. Alors il préféra ne piper mot et se contenter d'admirer les contorsions de plus en plus impressionnantes du Chevalier, en proie à de furieuses démangeaisons.

Et ce fier équipage repartit sur le chemin en quête d'aventure, le Chevalier devant, dont l'armure déstructurée et les contorsions préfiguraient avec sept siècles d'avance le mouvement cubiste, et son écuyer derrière, dont l'aura de mouches préfigurait avec presque autant d'avance le mouvement pointilliste.

Car tel était le destin d'un preux Chevalier et de son écuyer en ces temps médiévaux.