Philippe, un de mes meilleurs amis (je ne veux vexer personne), à l'époque engraisseur d'agneaux, m'a vendu, pour me faire plaisir et pour une poignée d'olives, 2 agnelles de race "Lacaune". La race Lacaune est la race élevée en Aveyron, sur le Larzac, dont le lait sert à faire le roquefort. Philippe ne tarissait (c'est le cas de le dire) pas d'éloges sur ses agneaux : ils avaient un GMQ (gain moyen quotidien) extraordinaire, un bon appétit, ils se jetaient sur leurs granulés, leur paille et leur foin comme des voraces, et en quelques semaines, faisaient de belles bêtes, munies de larges gigots et d'épaisses épaules, prêtes à passer au couteau. Bon, je me laisse attendrir, je les sauve de l'abattoir et les emmène chez moi. Cette année là, j'avais engrangé un foin de luzerne de toute beauté, que je leur ai distribué à volonté. Riche en azote, ça a eu bizarement un effet bœuf sur ces brebis et elles ont atteint leurs 80 kilos les doigts dans les naseaux.

J'ai commencé à déchanter.

Nous sommes quand même des éleveurs du dimanche : si nous produisons notre viande et nos fromages pour l'année, nous sommes contents. Même si, les années fastes, nous vendons quelques bêtes surnuméraires, ce n'est vraiment pas la spéculation principale de la ferme, et nous cherchons surtout des bêtes rustiques, simples à mener, sympas, jolies, dociles, les pattes arrières dans les bottes et va-z-y-donc... Oups, je m'égare ! La 1ère fois que le tondeur est venu, nous avons compris notre douleur, lui, c'est sûr, mais surtout moi, qui dois les attraper, les lui amener, et les lui retourner sur le cul pour qu'il leur enlève la laine. 80 kilos à soulever, bonjour les lombaires ! Les belles Lacaunes commençaient à me sortir par les yeux. Quand elles eurent été prises par le bélier, et dès la première mise bas, j'ai commencé à comprendre ce que c'était vraiment que la Lacaune. "Emmerdante, emmerdeuse, emmerderesse itou..." chantait Brassens. Il a chanté aussi "Le Mérinos d'Arles", mais là, sa chanson aurait pu s'appeler "La Lacaune", tant la description est fascinante de vérité. Je revoyais Philippe me soliloquer son admiration :
"Tu verras, elles sont extraordinaires, elles vont te faire que des jumeaux, et comme c'est des bonnes laitières, elles les nourrissent impeccablement..."
Mon cul, oui ? Les jumeaux d'accord, le lait en pagaille d'accord, mais elles ne veulent absolument pas nourrir 2 bébés. Dans le contrat, c'était pas prévu, alors j'en choisis un et l'autre vous vous démerdez. En fait l'explication de cette attitude peu maternelle c'est que la Lacaune est une race laitière. La production étant LE LAIT, très bien rémunéré pour faire le roquefort, les agneaux (et les agnelles) sont retirés à leur mère dès la naissance et élevés au biberon, avec du lait reconstitué. Là aussi, l'homme utilise à son profit le traumatisme natal de la séparation d'avec la mère : l'agneau, en manque affectif, compense en devenant boulimique. Classique. Et, en l'occurrence, pratique, puisque la bête atteint très vite les 40 kilos vifs recherchés par les bouchers. Mais tout ça ne fait pas mon affaire.

Moi j'aime les jumeaux. Outre le doublement du bénéfice , le décret divin ayant doté la race d'une paire de mamelles , ce genre de coïncidence murmure avec harmonie à l'oreille de mon sens de la logique et de la justice. En été , quand les "petits", presqu'aussi gros que leur mère, chacun d'un côté, la pompent vigoureusement, le plaisir que je prends à les voir donner les coups de boutoir sensés faire venir le lait, tellement fort que les pieds maternels ne touchent plus terre, n'est pas dénué d'un certain trouble ambigü... Donc j'essaye de faire adopter le second. Les bêtes, comme les humains, reproduisent souvent sur leurs enfants l'éducation qu'elles ont reçues. J'ai été élevée au biberon, je suis pas morte, t'as qu'à faire pareil... Avec une des mères, j'ai réussi à sauver le deuxième petit rien que par ma présence : pendant qu'elle me tétait le doigt (réminiscence des séances biberon) elle se décontractait et a fini par accepter son petit. Mais ce n'est pas toujours aussi simple : cet agneau était une vraie loque , un rataillon qu'elle avait à moitié assommé et qui n'avait même pas la force de téter un biberon réglé sur "gros débit" . Au bout de 12 jours , j'arrive à ce qu'il tête sa mère tout seul sans qu'elle réagisse négativement . Du dressage de lion , quoi . Je reviens 2 heures plus tard , elle l'avait tué... J'imagine qu'elle me bêlait : "Puisque je te dis que j'en veux pas ! T'es sourd ou quoi ?"

Les Lacaunes, je sais même pas pourquoi je vous en parle, je veux plus y penser. Je veux les oublier, j'en ai plein le cul. Et plein le congélateur, aussi : je m'en suis débarrassé ! J'ai pris des brebis corses. Bonnes, les corses. Petit gabarit, faciles à manipuler, belle poitrine accrochée haut, militantes de l'allaitement maternel, jamais de grèves, jamais de révoltes, robe noire, elles accouchent debout tout en continuant à pâturer... Du sérieux.

Sacré Philippe !