- Hola escuyer ! Réveillois-toy, baudrusche à vin, et chargeois-toy de ce pour quoy je te payois : scrutois alentours et matois sy ne vois point quelcque vil adversayre à estocquer !
- Hein ? Heu... nenni, Messyre, je ne voyois que le chemin qui cheminoit... Mays puisque vous abordoyez la questyon, à propos du mien salayre, il me sembloit ne point avoir esté payé depuys moult temps...
- Cessois là, escuyer ! La nostre queste estoit grande et noble. Ne venois point la souiller avecques de sy basses considératyons matérielles ! Estois-tu bien sûr de ne rien voir ?
- Oui, Messyre, pas le moindre monstre à l'horizon. Mays nous arrivons en les faubourgs de Carcanassone. Peut-estre y trouverez-vous aventure à la vostre taille ? En tout cas, j'espérois surtout que nous y ferons bonne chère, parce que se nourrir de rats musqués et de porcs-épics commençoit à peser sur le mien estomac. Remarquez bien, Messyre, qu'avec les porcs-épics, il y ayoit un avantage, c'estoit que l'on ayoit un cure-dent sous la main quand on ayoit fini de le mang...

TCHONNNNG !!!

Le plat de la lourde épée du Chevalier venait de s'abattre violemment sur le crâne de Saoul-Fifre.

- Hola, escuyer ! Cessois doncques de seriner les tiens propos culinayres aulx miennes oreilles ! Je n'ayois point besoin d'une pipelette mays d'un escuyer pour me servir ! Allons plutost mander à ceste donzelle que je voyois là s'il n'y ayoit point quelcque tort à redresser en ces faubourgs !

Saoul-Fifre ne répondit pas, trop occupé qu'il était à se frotter l'occiput en grimaçant : les effets cumulés du coup sur le crâne et du mauvais vin étaient redoutables !

- Bien le bonjour, gente Dame, Chevalier Hippobert Canasson de Tant-Bourrin, défenseur de la veuve et de l'orphelyn, pourfendeur de malandrins et de faquins, pour vous servir. Y ayoit-il quecque malfaysansce en cesteulx faubourgs qui vous causoit soucy ?
- C'estoit le ciel quy vous envoyoit, noble Chevalier, car la vie devenoit difficyles pour les honnestes gens par icy ! Car apprenez que la racaille - des bandes de jeunes jouvensceaulx en mal d'aventure - nous causoit moult ennuys. Ils discutoient jusqu'à plus d'heure en les entrées des chaumières, et quand on passoit devant eulx pour entrer chez soy, ils nous lansçoient moult jurons et aultres noms d'oiseaulx à la face. Sans compter les feulx de meules ! Et quand les fermiers venoient éteindre l'incendie, ils les caillassoient ! Il paraissoit mesme qu'il y ayoit moult trafficque d'ergot de seigle et aultres diableries qui donnoient à voir des choses quy n'existoient point. Brief, nous n'estons plus en sécuryté. Que faisoient les gens d'armes de nostre Seygneur ? Ah, ce n'estoit plus ce que c'estait, il nous faudrait un Seygneur musclé quy faisoit respecter l'ordre. Ces jouvensceaulx, ils nous préparoient un bel avenir ! Ça passoit ses journées à ne faire mie et à escouter des troubadours chantant de la musicque de sauvage. Il leur faudrait une bonne croysade, voilà ce que j'en disois !...

Profitant de ce qu'elle reprenait sa respiration après trois minutes d'apnée, le Chevalier de Tant-Bourrin, étourdi par le flot des paroles mais sentant qu'il tenait là une bonne affaire, la rassura.

- N'ayez crainte, Gente Dame, car le mien bras vengeur...

Il dégaina sa lourde épée tout en parlant.

- ...et Carchère, la mienne épée qui chantoit, alloient vous débarrasser de ceste vermyne ! Indiquez-moy juste où je pouvois les trouver !
- Oh, c'estoit chose aisée, ils estoient là-bas, près de la grange à foin. Vous ne pouvoyez point les mancquer : ils portoient la leur coiffe à l'envers et ayoient des braies ridicules, dilx foys plus larges que les leurs fesses ! Moy je disois que...

Le Chevalier de Tant-Bourrin, sentant venir un nouveau flot verbal incontrôlé, pris précipitamment congé de la donzelle. Talochant les flancs de son destrier, il le lança au grand galop vers le groupe de jouvensceaulx en faisant des grands moulinets de son épée au-dessus de sa tête.

Les jouvenceaux en question furent légèrement surpris de voir ainsi surgir de nulle part ce Chevalier excité comme un poul qui hurlait de grands "Montjoie !"

- Zi allois ! C'estoit quoy cestuy queume ? L'ayoit l'air ouf !
- L'ayoit sniffé trop d'ergot de seigle ou quoy, cestuy sodomysé de la sienne race ?
- Attendois, j'allois te l'dégommoyer, moy, cestuy bastard !

La grosse pierre fit "Blonk !" en atterrissant sur la figure du Chevalier de Tant-Bourrin (car il avait omis de refermer la visière de son heaume), qui a son tour fit un "Blonk !" (mais un peu plus sonore, compte tenu du poids de sa belle armure étincelante) en s'écroulant lourdement de son destrier sur le sol (car il n'avait pas bouclé sa ceinture de sécurité).

Quand le Chevalier de Tant-Bourrin repris ses esprits, il vit des arbres au-dessus de sa tête, ainsi que la trogne rubiconde de Saoul-Fifre qui lui appliquait des compresses sur le front.

- Ah, Messyre, vous revenoyez à vous ! A la bonne heure !
- Mays... mays... où estois-je ? Nous n'estons plus en les faubourgs, nous estons en la forest !?
- Ouy, Messyre, car, harassé par l'effort après avoir taillé en rondelles toute ceste racaille tantost, vous ayois eu un léger malayse et estes chu du vostre destrier. Je vous ayois mené icy pour la vostre quiestude, car les villageois vouloient vous porter en tryomphe et ne vous eussoient laissé mie repos.
- Estrange, je n'ayois aulcun souvenyr de cestuy combat, cela estoit fascheulx. Mays... mays... pour quelle estrange rayson n'ayois-je plus que le mien calesçon pour seul vestement ?
- Heu... les villageois estoient sy enthousiastes après le vostre sublyme exploit qu'ils s'estoient disputé la vostre vesture pour en faire de saintes relicques ! Je n'ayois point eu moyen de les en empescher...
- Ah... bon... et tu dis doncques que j'ayois mis à mal tous les vils jouvensceaulx ?
- Je l'ayois vu de mes yeulx comme je vous voyois, Messyre !, répondit Saoul-Fifre en détournant le regard...

Bien évidemment, il n'allait pas révéler la vérité à son maître : que celui-ci avait reçu une caillasse dans la gueule et qu'ils s'était fait détrousser entièrement par la bande de jouvenceaux. Carchère, son épée qui chante, devait déjà avoir alimenté le marché noir des armes de poing, son étincelante armure avait due être maquillée et revendue dans les contrées de l'Est, et le reste de ses frusques avait dû être brûlé juste pour le plaisir. Et il allait encore moins lui dire qu'il était bien prudemment resté caché en retrait pendant que son maître se faisait massacrer - un mauvais coup est si vite arrivé ! Alors, tant qu'à travestir la vérité, autant lui donner fière allure...

Et nos deux compères repartirent sur la route, Saoul-Fifre en tête sur sa bourrique miteuse, cerné d'une aura de mouches, et le Chevalier de Tant-Bourrin derrière, en petite tenue et l'aura en berne. Oui, il reprirent leur route de hasard, en quête de nouvelles aventures, mais avant tout de vêtements décents pour le Chevalier.

Car tel était le destin d'un preux Chevalier et de son écuyer en ces temps médiévaux.