En tête de ce petit cortège chevauchait Hippobert Canasson de Tant-Bourrin, preux chevalier, revêtu d'une étincelante armure, majestueux sur son splendide destrier. Portant haut et fort les nobles valeurs chevaleresques, il parcourait le vaste monde pour combattre le mal et l'injustice, pourfendre les vils et les faquins, et redonner espoir aux veuves et aux orphelins. Son regard se perdait là-bas, loin vers la ligne d'horizon. Il était comme cerné d'une aura lumineuse.

Derrière lui, et fermant donc la marche, Clodobald Soiffard, que chacun alentours appelait plus communément Saoul-Fifre (ou Cloclo, ou Clodo, c'est selon), écuyer à tout faire du Chevalier de Tant-Bourrin. Celui-ci l'avait recruté (par défaut, ne trouvant guère mieux dans les parages) pour l'accompagner dans ses pérégrinations, mais sous le mauvais costume d'écuyer, on sentait (dans tous les sens du terme) encore le bouseux. Portant la bassesse sur ses traits biscornus, grotesque sur sa vieille bourrique miteuse, il suivait donc le chemin du Chevalier moyennant de maigres émoluments. Son regard était torve. Il était comme cerné d'une aura de mouches.

Or donc ils avançaient sur la route, mais on sentait poindre, sur la face marmoréenne du Chevalier, la trace à peine perceptible de l'ennui. Il héla soudain son écuyer :
- Hola, escuyer, cela faisoit moult temps que je n'ayois eu occasyon de guerroyer, de batoyer et de frapper d'estoc et de taille. J'ayois grand envye d'escrire une novelle page glorieuse des miennes aventures. Ne voyois-tu doncques point quelcque malandrin ou quelque monstre malfaisant alentours qui pouvoit donner lyeu à quelcque acte d'éclat de la mienne part ?
- Nenni, Messyre, je ne voyois que la route qui cheminoit.

Le temps de cuire un oeuf à la coque eut à peine le temps de s'écouler que le Chevalier de Tant-Bourrin apostropha de nouveau son écuyer :
- Holà, escuyer, ne voyois-tu tousjours rien venir ?
- Nenni, Messyre, je ne voyois que les champs qui poussièroient.

A peine le temps pour un lion de croquer une musaraigne, et le Chevalier revint à la charge :
- Holà, escuyer, estois-tu vrayment sûr de ne tousjours rien voir venir ?
- Nenni, Messyre, je ne voyois que les bouseulx qui bousoient.
- Vrayment ? Estois-tu sûr de chez sûr ? Scrutois mieulx, la malygnité pouvoit prendre moult formes. Vrayment rien ?
- Nenni, Messyre, je ne voyois qu'un moineau qui voltigeoit... et qui caguoit ! Pouah ! La sienne chiure estoit tombée dans le mien oeil !

Le Chevalier de Tant-Bourrin laissa à peine à son écuyer le temps de se frotter l'oeil avant d'insister :
- Hola, escuyer, l'ennuy me pesoit moultement. Au prix aucquel je te payois, n'estois-tu doncques point capable de me dénicher quelcque adversayre à la mienne mesure ? N'y ayoit-il doncques rien à l'horizon digne d'intérest ?
- Nenni, Messyre, je ne voyois qu'une ferme en torchis qui torchoit.

A vrai dire, le brasier intense de l’irritation commençait à faire bouillir le sang de Saoul-Fifre, mais, pour une fois exceptionnellement presque à jeun, il arrivait à discerner où se situait son intérêt personnel. Eût-il laissé couler le flot de sa colère et osé dire au Chevalier de la mettre cinq minutes en veilleuse que de violents coups du plat de l’épée de son maître n'eussent pas manqué de s'abattre aussitôt sur son dos en guise de correction. Alors il préférait garder son rang de pauvre bouseux, mais n'en pensait pas moins.

- Hola, escuyer, je me morfondois. Ne voyois-tu doncques point quelcque estre de masle essence qu'il falloit passer par le fil de la mienne épée ?
- Nenni, Messyre, je ne voyois qu'une poularde qui picotoit et éternuoit sur le bord de la route.

Mais soudain, Saoul-Fifre, qui n'en pouvait plus de ce questionnement permanent, eut une idée lumineuse dans sa tripaille crânienne : puisque son maître voulait des monstres à affronter, il allait lui en inventer un sur le champ !

- Oh, Messyre, que disois-je ? Cela n'estoit point en faict poularde ordinayre car je l'ayois vue muter la sienne apparensce tantost. Elle ayoit pris devant les miens yeulx la forme d'une ombre maligne avant que de reprendre icelle d'une poularde. Et regardez plutost, elle toussoit et exhaloit masle odeur de soufre. Cela estoit assurément la Malin, qui se cachoit en ceste volaille !

L'effet fut immédiat sur le Chevalier de Tant-Bourrin : son visage rayonna aussitôt d'un immense contentement, il saisit prestement son épée, talocha les flancs de son destrier et se lança dans une nuée de poussière à l'assaut de la poule. Dans son empressement, en se penchant pour l'estoquer au vol, il dégringola de son cheval pour s'écraser au sol dans un grand fracas métallique casserolant.

Cela ne calma pas pour autant son ardeur au combat : il se releva avec peine, épousseta son armure un peu moins étincelante, et se lança de nouveau, mais au pas de course cette fois-ci, à l'assaut de la volaille.

Celle-ci, évidemment, cherchait fort lâchement à éviter la confrontation : elle n'était plus que caquètements affolés et course effrénée en tous sens, évitant d'un quart de plume les élégants plongeons du Chevalier de Tant-Bourrin (ou tout du moins relativement élégants dans la gamme de plongeons que la lourde armure de moins en moins rutilante lui permettait d'effectuer).

Mais un volatile asthmatique ne saurait résister longtemps aux assauts d'un noble Chevalier excellant dans l'art de la joute. La poulette, toussotante, essouflée, se fit happer par le croupion. Le Chevalier clama "Dieu est mon droit !" et d'un terrible coup d'épée, il lui trancha le cou à moitié, en même temps que ses propres doigts d'ailleurs, ce qui lui gâcha un peu le goût de sa victoire et lui fit pousser un terrible hurlement de douleur.

Mais un noble Chevalier sachant surmonter sa souffrance, il tâcha de masquer son rictus grimaçant, ramassa la carcasse de la poule et la brandit symboliquement à hauteur de son visage.

- Ô, Malin, tu ayois cru par tes infasmes ruses tromper la mienne vigilansce. Mais Nostre Seigneur Dieu Tout Puyssant estoit aux miens costés et guidoit le mien bras justicier. Je t'ayois mis à mal et clamois haut et fort la victoyre du Bien sur les tiens masles desseins.

Puis il ficha son épée dans le sol, posa un genou à terre et se signa pieusement. Saoul-Fifre, qui n'avait pas perdu une miette du spectacle et qui, sous la gangue fangeuse de son âme, était un être primaire et émotif, versa même une petite larme tant cela était beau. A moins que ce ne soit à cause de l'irritation causée par la fiente du moineau qu'il avait reçue dans l'oeil tantôt.

Trois jours plus tard, nos deux héros cheminaient de nouveau sur la route poudroyante.

Saoul-Fifre chevauchait sa mule miteuse en tête de cortège, l'oeil toujours aussi torve, toujours entouré d'une aura de mouches.

Le Chevalier de Tant-Bourrin suivait péniblement sur son destrier. Sa face avait pâli ainsi que son aura. Toussant, éternuant, crachant morve, tripes et boyaux, son port était beaucoup moins fier et altier que naguère. Il éructait d'une voie presque mourante :

- koff koff... Je t'en flanquerois... atchâââ... des escuyer pareils à toi !... koff... M'envoyer trucider... tchââââ.... une poularde atteinte... koff... de la malepeste avaire... atttchââââ... il n'y ayoit que toi pour avoir... koff... rrrrhâ... d'aussi sottes idées !... tchâââ !... De quoi ayois-je l'air à ceste heure ?... tchâââ...

Mais ils poursuivaient cahin-caha leur chemin, car telle était la vie aventureuse d'un preux Chevalier et de son écuyer en ces temps médiévaux...