"Taaaa ta ta taaa ta ta tsoin... taaaa ta ta taaa ta ta tsoin..."

"L'entrée des gladiateurs" résonne sous le chapiteau pour la grande parade, comme tous les soirs. Et comme tous les soirs, Balumba, la tête emperlée, fait son numéro sous les yeux émerveillés des enfants, lève une patte, deux pattes, se couche, agite la trompe, se redresse, fait le tour de la piste sous les ordres de son dompteur.

Balumba est né en Afrique il y a déjà de nombreuses années. Dans la savane. Où il a fait ses premiers pas dans le troupeau, aux côtés de sa mère. Dans sa mémoire d'éléphant, il revoit les jeux avec les autres éléphanteaux, les baignades interminables, la bonhomie placide des anciens de la horde.

Un long soupir fait vibrer sa trompe en un douloureux écho. Car tout cela a fini brutalement. Il revoit cette journée de sang et de déchirement. Les hommes sont arrivés subitement et les anciens sont tombés autour de lui dans des coups de tonnerre. La course folle dans les pas de sa mère. Les pas de sa mère qui s'arrêtent soudain. Son corps qui s'affaisse. Et cet humain qui s'approche, l'air mauvais, qui brandit cet étrange engin devant son visage et le crâne de sa mère qui éclate dans un nouveau coup de tonnerre.

Des années plus tard, Balumba revit ce jour sinistre avec la même émotion. Ce jour où les hommes l'ont endormi, attaché, envoyé loin, si loin de sa terre natale, pour finir sous ce chapiteau où il se donne chaque soir en spectacle.

Oui, Balumba a depuis lors cultivé une haine farouche pour cet humain qui a achevé sa mère sous ses yeux d'éléphanteau. Cet humain dont Balumba s'est promis de se venger. Un jour. Peut-être. Si le hasard de la vie...Si un miracle...

Et soudain, Balumba a un coup au coeur. Non, ce n'est pas possible, il aura mal vu ! Il poursuit son tour de piste, palpitant d'impatience de repasser devant... oui, devant l'homme ! Devant l'assassin de sa mère, assis là, tranquillement, au premier rang, avec un humain femelle à ses côtés et un petit humain qui doit être son fils.

Balumba sait alors que son errance va s'achever, que ce soir sera le dernier de tous les soirs. Il repense à sa mère, inspire profondément, s'emplit de toute la haine du monde pour mieux la recracher avec violence. Le voilà force, le voilà puissance, le voilà roi de la savane !

Il s'élance brutalement, sous les cris de stupeur, vers l'homme, le saisit de sa trompe comme un vulgaire fétu avant de le projeter sur la piste. Le crâne éclate comme un fruit trop mûr sous ses pattes, les côtes craquent, les organes sont en bouillie. L'homme est mort.

Sa mère est vengée. Il sent qu'il va devoir mourir à son tour mais cela lui importe peu. Il a la savane dans sa tête. La savane, sa mère et le troupeau.

Il voit l'engin de mort que les hommes brandissent vers lui. Il s'en moque. Il est enfin apaisé et heureux. Balumba a une mémoire d'éléphant. Elle éclate en même temps que son crâne dans cet ultime instant de plénitude.

Il ne saura donc jamais que le malheureux qu'il vient d'écraser devant les yeux de sa femme et de son fils n'avait jamais mis de sa vie les pieds en Afrique.

Balumba avait une mémoire d'éléphant, mais il n'était pas très physionomiste.

Ce sont des choses qui arrivent.