Dès sa naissance, il n’eut pas de bol. Et même avant, sans doute…

Les poussins cassent leur coquille, tout seuls comme des grands, de l’intérieur, juste encouragés par les gloussements approbateurs de leur mère, au fur et à mesure de leur finitude.

Comme elle ne les a pas pondus tous en même temps, ça, son cul s’en souviendrait, elle accepte un certain décalage à la naissance . Elle continue de couver, assise sur son impatience, bien que ce soit on ne peut plus stressant de rappeler sans cesse sous elle, à petits cris inquiets, tous ces premiers nés impatients d’aller courir le vaste monde . Au bout de peu de jours, bien sûr, la tâche devient homérique autant qu’herculéenne et elle quitte son nid. L’angoisse que sa société de services « Conseils et Sécurité » puisse ne pas se montrer à la hauteur de la confiance de ses petits clients est plus forte que la honte de n’être même pas présente à la naissance de son dernier né. Luc débarque donc dans cette vallée de larmes incommensurablement seul. Pas de présence rassurante, aucune phéromone familière de toute éternité, le silence au lieu du caquet débordant d’amour bien nécessaire pourtant pour vous donner le courage de quitter ce « ventre » si chaud et si protecteur.

Qu’il est tendre, ce jeune bec ! Ce n’est encore que de la chair commençant juste à durcir, et qu’elle est costaude, cette coquille, sous les coups maladroits ! Elle finit à force par se fendiller, s’ouvrir et laisser le passage, mais le travail a duré si longtemps que Luc s’endort, épuisé, sans avoir trouvé en lui assez de force pour enjamber les débris de son œuf.

Quand il se réveille, affamé, affaibli, il prend peur au spectacle qui l’entoure : de la solitude, bien sûr, encore, toujours et partout, enfin, jusqu’ou ses yeux éblouis par cette méchante lumière peuvent discerner, et un vrai champ de bataille d’œufs vides aux coquilles coupantes et dressées . Il se met à pépier sans discontinuer des appels à l’aide enroués et un peu faiblards mais efficaces puisque sa mère rapplique. Elle le dévisage d’un air peu amène et marmonne pour elle même :

« Vé ! Qu’est-ce qu’il fout là, lui ? Il est rien moche . De qui il peut bien tenir, cet avorton de jardin ? »

Et plus fort, en se forçant à sourire :

« Ha, tu tombes mal, toi ! J’ai écopé d’une bande : que des voyous ! Bonjour la nouvelle génération ! Si j’avais fait à ma mère la moitié du quart de ce qu’ils me font subir, je crois bien qu’elle m’aurait picoré les yeux ! En plus, j’ai un problème de hiérarchie avec une cane, je lui ai fait piquer un galop mais c’est une vicieuse, il faut que j’y retourne. Toi, tu me suis, et tu te tiens à carreaux ! »

Luc était abasourdi par ce discours . Il balbutia :

« Mmais… t’es ma mère ! Je viens de naître là juste à l’instant… D’accord, je présente pas bien avec mon duvet encore tout collé par des restes de jaune, mais j’y suis pour rien : c’est toi qui aurait du me le lisser… C’est Dreamland, ici ? ! Personne ne m’aide, personne ne m’aime, le destin me refile une mère hystérique et j’ai la dalle ! Just call me « pauvre poussin solitaire… »

Et il suivit tant bien que mal. Plutôt mal que bien. Il n’était jamais là ou il faut. Quand il arrivait à la cantine, les autres avaient déjà tout baffré et il ne lui restait que des morceaux pourris qui lui donnaient la cagagne. La faim et la maladie lui donnaient des yeux d’halluciné et en les écarquillant, il lui arrivait d’apercevoir un bel et bon grain de blé, caché dans l’herbe. Il ne pouvait retenir un piaillement de joie et se faisait doubler en courant, et ravir le morceau par un de ses frères plus vif. Il s’affaiblissait de plus en plus. Il n’arrivait pas à suivre le rythme et quand il s’égarait dans une autre famille, il se faisait rappeler à l’ordre à coups de becs sur le crâne et toutes ces brimades ne lui redonnaient en rien une santé vigoureuse. Sa mère ne se dérangeait plus depuis longtemps pour le défendre. Il se sentait devenir invisible : des gros volatiles le bousculaient comme s’il n’existait pas. Une grande pattasse palmée lui marcha dessus et en continuant sa course, le mit sur le dos. Il eut beau gigoter, il resta là, les pattes en l’air, comme une bête tortue. Il piailla si fort que sa mère finit par venir voir ce qui se passait et l’air abattu qu’elle arbora exprimait mieux que des cotcots en quelle estime elle tenait ce dernier des derniers, cet endormi, ce caganis qui ne donnait rien de bon et qui n’aurait jamais du sortir de son œuf : après tout, dans chaque nid, il y en avait qu’elle « appelait » et qui ne répondaient pas en tapant à la paroi… C’est la vie, Mimi !

En haussant les épaules, elle retourna surveiller sa petite bande de garnements à eux tout seuls, qui, tout désobéissants qu’ils étaient, ne poussaient quand même pas si mal… Elle était même d’avis que dans ce poulailler, il y avait belle lurette qu’on n’avait pas vu d’aussi beaux petits !

J’aurais préféré que cette histoire finisse bien, comme celle du vilain petit canard, mais non, Luc n’est pas un paon, ni un cygne, mais simplement un poussin qui n’a pas eu de pot, qui a dû hériter des gènes du grand-oncle, celui qui n’a jamais appris à se percher, et qu’un chien haret a croqué… Un poussin qui a un peu trop longtemps flemmardé au lit, et qui a raté le train… Un poussin profondément frustré, ayant subi un déficit affectif grave à un âge ou une présence chaleureuse guidant ses premiers pas, le protégeant, eut été cruciale…

Mais que voulez-vous ? Le roman noir s’arrache dans les librairies et j’ai voulu tâter un peu du thriller un peu gore…

Allongé sur le dos, hurlant en continu, Luc jouait vraiment dans un mauvais film d’horreur plein de poncifs . Mais pourquoi ne se redressait-il pas d’un coup de rein et ne rejoignait-il pas en courant sa mère comme n’importe quel poussin lambda ? Crise d’hypoglycémie ? Tétanie ? Coccidiose ? Etait-il ficelé sur des rails et attendait-on incessamment sous peu le cheval de fer de 17 h 38 ? Un symptôme semblait déterminant : à chacun de ses pioupious d’adieu déchirants, son anus se révulsait et il expulsait une petite giclée de diarrhée sanguinolente, mais la belle vraie fille de pionniers que Zorro sauva présentait la même caractéristique et se releva pourtant aussitôt que ses liens furent tranchés ? Il était assurément un peu tôt pour pratiquer une autopsie révélatrice des raisons de son piteux état et, dans ce même continuum de pensée, je trouvais que toute cette volaille qui lui écrasait la chetron avec leurs gros pataugaz© palmés, qui lui piquait les puces sur le corps sans craindre de rayer l’assiette, qui agissait en fait avec lui comme s’il n’était déjà plus de ce poulailler, envoyait le bouchon légèrement trop loin … Ils se comportaient tous envers ce pauvre Luc sans la plus élémentaire animalité . Une patte folle le traîna sur quelques centimètres et le retourna incongrûment sur le ventre . Il ne s’en releva pas mieux . L’objectivité m’oblige même à dire qu’il s’en releva plutôt moins bien : la petite boule de duvet sale se soulevait à un rythme tirant de plus en plus vers le slow langoureux et endormissant pour, rapidement, s’endormir tout à fait .

Les matières azotées, issues ou non de vaches folles, sont onéreuses, grèvent sérieusement le coût de la ration et l’éleveur averti hésite avant que d’en proposer à ses animaux en libre service . Mais ceci n’enlève rien au fait que la volaille en raffole et, qu’après quelques coups de bec retenus à la signification explicite ( Ho, tu dors ? ), le frère, la mère, l’ami d’hier, même, car chez la poule, injustement réputée pour son manque de finesse, les affinités électives existent aussi, deviennent, une fois dûment décédés, de la bonne et savoureuse protéine animale, et de la poule au pot en semaine, ça ne se refuse pas !

Adieu, Luc ! Tu ne quitteras plus ton foyer et ta première et dernière aventure est terminée !