La très aventureuse vie du Chevalier de Tant-Bourrin et de son écuyer Saoul-Fifre (Chapitre VII)
Par Tant-Bourrin, mardi 21 février 2006 à 01:11 :: Chroniques médiévales :: #253 :: rss
(lecture préalable des chapitres I, II, III, IV, V et VI conseillée - Test de connaissances optionnel)
Où il est question d'amour courtois
XIIIème siècle après Jésus-Christ - Quelque part dans le Royaume de France
L'étrange cortège cheminait sur la route qui se volutait en poussière.
A sa tête, chevauchait le Chevalier Hippobert Canasson de Tant-Bourrin, arborant les anneaux clinqueballants de son armure déstructurée et désarticulée. A quelques coudées derrière lui bourriquait miteusement Saoul-Fifre son écuyer, arborant une épaisse nuée de mouches.
Le Chevalier semblait quelque peu soucieux. Son regard était comme perdu dans le vague, absent. Il chevauchait son blanc destrier, mais c'était le blanc destrier qui menait la course : le Chevalier paraissait ruminer quelque triste langueur.
- Oh, Messyre, regardesz doncques ! N'estoit-ce poinct là-bas un malandrin quy venoit de marauder une poularde ? s'exclama soudainement Saoul-Fifre qui, pour une fois (et la chose était suffisamment rare pour être signalée), ne s'était pas assoupi en cuvant son vin sur le dos de sa bourrique miteuse.
- Un malandrin, disois-tu ?... Bah, grand bien luy fassoit. J'estois las de trucider les malandrins...
Saoul-Fifre fut estomaqué par la réponse de son Maître. Lui qui n'avait jamais besoin d'être poussé pour aller passer par le fil de son épée tout ce qui pouvait être assimilé aux forces du Mal, voilà qu'il faisait la fine bouche devant un maraudeur.
- Euh, Messyre, la vostre santé estoit-elle bonne ? Cela alloit-il bien ?
Disant cela, l'écuyer recroquevilla la tête dans ses épaules, tant il avait l'habitude que son Maître retourne, en guise de réponse à ses questions, un coup de plat de hachoir à viande sur son crâne. Mais rien. Son Maître, au contraire, lui répondit.
- Ah, le mien pauvre escuyer ! Si tu savois comme la mienne asme estoit torturée en ceste heure ! Si tu savois la mienne lassytude, le mien désarroi !
- Que vous arrivoit-il doncques, Messyre ? Seroit-ce que vous avesz un panaris ou une male chiasse ?
- Ah, s'il ne s'agissoit que de cela, malheureulx !... Non, il y ayoit que je me mourrois de langueur d'amour. Oui, je me consumois d'amour courtois pour la mienne Dame des miennes pensées, depuis qu'ayois apersçu les yeulx d'icelle jadis quand, jeune Chevalier, je passois par le Comté du Grozosieau... Et depuys, il n'y ayoit poinct une minute que je ne luy consacrois en les miennes pensées, il n'y ayoit poinct un brigand ou un monstre que je n'occissois sans le faire pour luy prouver le mien fol amour, espérant que le récit des miens exployts parviendroit aulx siennes oreilles... Mays voylà, plus le temps passoit et plus je ne pouvois détacher les miennes pensées de la doulce Calcinée du Grozosieau...
- Calcinée du Grozosieau ? Foutredieu, on la disoit fort belle fumelle ! Vous avesz bon goust, Messyre !
Le Chevalier ne réagit même pas à la grossièreté sous-jacente de la remarque de son écuyer.
- Elle estoit en effect belle comme l'estoit la lueur de l'astre solayre. Elle éclairoit les ténèbres de la sienne grasce. Elle estoit Dame des miennes pensées. Mays je n'en pouvois plus de ne poinct recevoir les faveurs du sien coeur... Et voilà que nous repassons sur les terres du Grozosieau et que cela attisoit la mienne souffrance de la savoir sy proche et sy lointayne à la fois...
- Et pourquoy ne poinct luy déclarer la vostre flamme, dans cestuy cas ?
- Eh bien, parce que... heu... au faict, cela estoit vray : pourquoy poinct ? Saoul-Fifre, tu estois parfois un génie. Enfyn, moultement rarement et le plus souvent par hasard, n'exagérons rien ! J'allois prendre la mienne plume et luy escrire une déclaratyon vybrante du mien amour, et tu irois la luy porter...
Aussitôt dit, aussitôt fait : le Chevalier alla s'asseoir au pied d'un arbre et passa de longues heures à coucher sur le parchemin le plus émouvant des messages d'amour qui se puisse imaginer, peaufinant le moindre mot, la moindre phrase. Une fois la plume reposée, il alla réveiller Saoul-Fifre qui ronflait presque autant que ses mouches grouillantes sous un buisson.
- Cela y estoit, escuyer des miennes deulx, j'ayois escrit la mienne ode d'amour à la Dame des miennes pensées ! Esgourdois doncques plutost...
Le mien coeur palpitoit, ô Dame Calcinée,
Depuys tousjours pour vous, mays cet amour souffroit
De mille masles morts pour estre trop inné.
Alors, pour compenser, de gloyre il s'empiffroit,
Car j'estois chevalier, et mieulx encor : Gascon !
Comme la Lune blême qui me laissoit ravi,
J'apparaistrois demayn sous le vostre balcon
Pour vous confier la mienne âme et la mienne vie.
Mourir d'amour seroit alors pour moy aisé :
Rien n'auroit ce parfum qu'eut le vostre baiser.
- Cela estoit fort bel, Messyre ! Sy j'estois une fumelle, je fondrais sur le champ !
- Venant d'un bouseulx merdasseulx, je me demandois sy c'estoit rassurant ! Mays fi, prends cestuy parchemyn et filois vyte en le castel de Grozosieau luy remettre la mienne prose... Et demayn, j'irois sous le sien balcon luy clamer le mien fol amour dévorant !
Ce qui fut fait. Saoul-Fifre se mit en route et revint à la nuit tombée.
- Voylà, j'ayois rempli la mienne myssion, Messyre !
- Tu ayois esté bien long !... Enfyn, bah, l'essentiel estoit que le mien poème estoit entre les siennes mains... Demayn soir seroit un grand soir !
Le Chevalier de Tant-Bourrin tourna en rond toute la journée, répétant anxieusement in petto les doux mots de dévotion qu'il lancerait à la Dame de ses pensées le soir venu. Et justement, le soir finit par venir. Le Chevalier après avoir soigneusement ajusté les anneaux de son armure déstructurée et désarticulée, sauta sur son blanc destrier et fila vers le castel de Grozosieau.
Quelques heures plus tard, Saoul-Fifre, qui ronflait comme un bienheureux pochard, fut réveillé par les sanglots de son Maître, de retour.
- Saoul-Fifre, Saoul-Fifre, je ne comprenois poinct... Elle m'ayois...
- Heu... Maistre ? C'estoit vous ?... Eééééh, mays qu'estoit-ce quy couvroit la vostre teste ? On diroit de la merdasse et du pissou !
- Quand je me présentois sous le sien balcon, elle... elle m'ayoit déversé le sien pot de chambre sur la teste... Je ne comprenois poinct... Pourquoy ?...
Saoul-Fifre, tout en essayant de consoler son Maître, réfléchit à ce qui avait bien pu se passer, en vain. Bien sûr, comme à son habitude, il avait profité de sa commission la veille pour s'arrêter à la taverne du village le plus proche, histoire de se rincer un peu la dalle. Bien sûr, au cours de ses libations de soûlaud, il avait quelque peu taché de grosse vinasse la parchemin. Bien sûr, il avait profité de la présence d'un moine défroqué, grand amateur de vinasse (le vin étant le sang du Christ, il aimait à faire des prises de sang) mais sachant écrire, pour lui demander de recopier sur un parchemin propre la poésie du Chevalier. Mais après ces menus écarts, il avait scrupuleusement respecté les consignes de son Maître et était allé délivrer le parchemin au castel de Grozosieau. Que s'était-il donc passé ? Saoul-Fifre en restait tout songeur...
Bien sûr, n'ayant pas la moindre notion d'écriture, il ne pouvait pas deviner que le moine défroqué, d'humeur badine, avait quelque peu arrangé à sa sauce la fin du beau poème du Chevalier...
J'apparaistrois demayn sous le vostre sale con
Pour vous confier la mienne lame et le mien vit.
Mourir d'amour seroit alors pour moy aisé :
Rien n'auroit ce parfum : baiser le vostre cul.
Et l'étrange cortège reprit sa longue route de poussière, Saoul-Fifre devant, pensif, accompagné d'une sombre nuée de mouches, et le Chevalier à quelques coudées derrière, abattu, et accompagné lui aussi, pour une fois, d'une sombre nuée de mouches.
Tel était le destin d'un preux Chevalier et de son écuyer en ces temps médiévaux.
Commentaires
1. Le mardi 21 février 2006 à 01:44, par Filtrclop
2. Le mardi 21 février 2006 à 03:38, par manou
3. Le mardi 21 février 2006 à 03:47, par procrastin
4. Le mardi 21 février 2006 à 06:44, par matthieu
5. Le mardi 21 février 2006 à 08:12, par Hippobert Canasson de Tant-Bourrin
6. Le mardi 21 février 2006 à 08:45, par Byalpel
7. Le mardi 21 février 2006 à 08:51, par Bakemono
8. Le mardi 21 février 2006 à 09:03, par Salomé
9. Le mardi 21 février 2006 à 09:21, par Audalie
10. Le mardi 21 février 2006 à 09:32, par Anne
11. Le mardi 21 février 2006 à 10:24, par Bof...etc.
12. Le mardi 21 février 2006 à 11:05, par Twig
13. Le mardi 21 février 2006 à 12:14, par mamascha
14. Le mardi 21 février 2006 à 13:32, par SixSous
15. Le mardi 21 février 2006 à 13:56, par Pascal
16. Le mardi 21 février 2006 à 17:34, par matthieu
17. Le mardi 21 février 2006 à 19:07, par lalune
18. Le mardi 21 février 2006 à 19:11, par Hippobert Canasson de Tant-Bourrin
19. Le mardi 21 février 2006 à 21:53, par antenor
20. Le mercredi 22 février 2006 à 05:07, par Hippobert Canasson de Tant-Bourrin
21. Le jeudi 23 février 2006 à 14:54, par SixSous
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