vendredi 10 février 2006
A tout petits pas...
Par Tant-Bourrin, vendredi 10 février 2006 à 01:11 :: La vraie vie
L'autre soir, voyant que je me préparais à sortir pour acheter du pain, Tant-Bourriquet est allé prendre ses chaussures dans le placard, les a posé dans l'entrée et s'est assis à côté.
Le message était clair. Il a beau, du haut de ses deux ans, avoir un langage encore très limité (trois mots de vocabulaire environ), il sait en revanche très très bien se faire comprendre. Là, en l'occurrence, ça voulait dire : "je veux me promener moi aussi !"
C'est pourquoi cinq minutes plus tard, je marchais à tout petits pas dans la rue, tenant dans ma main la toute petite main d'un tout petit bonhomme, tout engoncé dans son petit manteau dans la fraîcheur de la nuit peu à peu tombante.
Rien n'est plus merveilleux que le spectacle d'un tout petit qui découvre lui-même le spectacle de la rue : cet émerveillement qui brille dans ses yeux, cette tête qui se retourne sur une voiture qui passe ou sur le petit chien-chien à qui sa mémère fait prendre l'air, ce regard neuf porté sur tout, ce regard que nous perdons avec l'âge, qui se blase, se voile d'habitudes.
Et puis, sur le chemin du retour, toujours à tout petits pas, alors que je levais les yeux, j'ai aperçu notre demi-reflet dans une vitrine. Le demi-reflet d'un père et de son fils de deux ans. Et en arrière-plan, derrière la vitre et mêlé à cette image, un univers de marbre et de regrets inscrits dans l'émail. "A notre père". "A notre ami". "A notre petit ange". "Regrets éternels".
Froid soudain. J'ai dû serrer un peu plus fort la tiédeur de la petite main de Tant-Bourriquet et fuir la vitrine des pompes funèbres, fuir à tout petits pas cette vision de vie commençante et de mort enchevêtrées.
Froid. Savoir qu'un jour la petite main tiède sera froide elle aussi. Froide comme l'est aujourd'hui la main du petit garçon de la photo, dans l'album de famille, ce petit garçon, mon père, à peine plus grand en 1925 que ne l'est Tant-Bourriquet aujourd'hui.
Froid de culpabiliser d'avoir tiré Tant-Bourriquet d'un néant cotonneux et confortable et de l'avoir jeté dans le grand piège de la vie. Froid de n'avoir pas la foi.
La foi. Cette lumière aveuglante qui aide à traverser la vie, à ne pas se poser trop de questions, à ne plus trembler dans le noir. J'envie ceux qui l'ont et savent la garder. Je l'ai pourtant eue jusqu'à dix ans, et puis j'ai un jour cessé de croire aux fables. Et je ne la retrouverai jamais, je le sais.
Pierre Loti, qui avait cherché des réponses dans toutes les religions, en vain, avait dit sur la fin de sa vie : "je meurs athée et désespéré de l'être". Et je sens que cette phrase sera mienne dans mon dernier souffle.
Mais pour l'heure, Tant-Bourriquet ne semblait pas trop m'en vouloir. Il a levé la tête vers moi pour franchir du regard notre mètre d'écart et a souri en constatant que la tête de son papa était bien toujours là-haut, à l'autre bout de ce bras interminable.
Et dans la lumière de son regard, j'ai retrouvé aussitôt la foi. La foi d'avancer, la foi d'aimer, la foi de faire de mon tout petit mieux, la foi de cracher à la gueule de la mort. Le piège de la vie s'est refermé sur nous, Tant-Bourriquet, mais nous allons en faire quelque chose de bien, je te le promets.
"Allez, viens, mon bibou... Maman nous attend..."
Et à tout petits pas, nous sommes rentrés à la maison.