Alfred, comme chaque matin, apporte le courrier dans les différents services du 36.

- Tenez commissaire, c’est pour vous !

Une enveloppe ordinaire, avec collé en haut à droite un timbre italien.

Signore commissario Chauguise
Quai de lorfevre
Parigi

Chauguise ouvre l’enveloppe à l’aide de son « Laguiole » qui ne le quitte jamais et commence à lire le « charabia » écrit d’une plume incertaine, digne d’un môme de cours préparatoire !

- Bordel ! C’est quoi ce « Patagon » ? s’écrie notre commissaire favori. Impossible à lire, à coup sûr une bafouille de dénonciation, on s’croirait revenus au temps de la rue Loriston ! Dugland !

Aussi sec Julien rapplique.

- Porte ça à Champollion, qu’il déchiffre, et quand ce sera fait qu’il me rapporte la traduction… Understand ?

- Euh… C’est qui Champollion ?

- Tu connais pas Rouillard ? Le gribouillou qui a son burlingue sous les combles ? Il peut traduire tout et n’importe quoi, c’est pour ça qu’on la surnommé Champollion !

Julien disparaît, obéissant aux ordres de son commissaire…


Trois ans plus tôt…

Robert Dugroin, tourneur sur métaux de son état et employé dans la très belle et florissante entreprise «l’ Electro-mécanique » dont l’usine est implantée au Bourget, arrive au volant de sa quatre chevaux Renault grise, afin de prendre son poste. Il est de l’équipe du soir : 14 heures - 22 heures, une semaine sur deux, la suivante ce sera : 6 heures - 14 heures, c’est ce qu’on appelle le travail en équipe.

Très peu d’ouvriers viennent au boulot en voiture, nous sommes en 1953. Robert est un privilégié, sa femme et lui travaillent, ils n’ont pas d’enfants. Ils occupent un petit pavillon en meulière dont Madame a hérité à la mort de ses parents, il n’habite pas très loin, à Aubervilliers, rue Crêve-cœur.

Après avoir garé sa voiture dans le parking réservé aux ouvriers, il se rend aux vestiaires afin d’enfiler son coletin, un bleu de travail avec le col arrondi genre « col Claudine ». Puis, après avoir traversé le grand atelier abritant les machines-outils que les ouvriers appellent familièrement « la mine de sel », rapport aux cadences infernales qu’ils doivent produire, il arrive près de « son » tour, un Cazeneuve dernier cri, qu’il partage avec Tatave, son doublard*.

- Ben dis-donc, t’en fais une gueule mon Bébert !

- M’en cause pas, Simone elle s’est tirée…

- Ben merde ! Et avec qui ?

- J’sais pas moi, p’têt’ toute seule, elle n’est pas réapparue depuis hier soir et elle a emporté ses fringues !

- T’as signalé sa disparition à ton commissouille de mes deux caires ?

- Arrête de déconner Tatave, j’irai demain matin si elle n’est pas réapparue.

Le gigale apparaît soudain…

- C’est fini la causette ? Faudrait p’têt’ tourner les manivelles Bébert, au lieu de tenir salon !

- Ecrase Lulu, quand t’étais aux manivelles, t’as jamais pété un banc d’ tour en le mettant en surrégime !

Véxé le contremaître se casse.

- Allez t’en fais pas Bébert, ça va s’arranger, le réconforte Tatave en lui serrant la louche.

Le lendemain, point de Simone au logis. Robert est allé au commissariat d’Aubervilliers déclarer la disparition de sa femme. Deux jours plus tard, devant son insistance, les lardus ont mené une enquête dite de routine : interrogatoire mollasson des voisins, visite au domicile, il manquait quelques fringues de Madame, ainsi que des chaussures.

L’enquête vite bâclée a conclu à une fugue… Le cocu magnifique en somme !

Les jours passent. Au début, les copains compatissants lui décrochaient un petit sourire timide, puis l’invitaient fréquemment à boire un p’tit gorgeon. Ils se sont enhardis, l’appelant le coucou !

Quelques mois se sont encore écoulés, Robert s’est laissé pousser la barbe. Alors là, les potes se sont déchaînés, ils l’ont baptisé : LANDRU, carrément !

- Allez, si ça s’trouve, ta bourgeoise, tu l’as cramée !

-Où tu l’planques, ton Godin ?

Ils arrivaient avec une cigarette éteinte : "t’as pas du feu" ? Et partaient d’un grand éclat de rire.

Robert se marrait également, comme c’était drôle ! Ça faisait maintenant près de trois ans que Simone était partie.

En arrivant au boulot cet après-midi là, Robert est tout guilleret.

- Ben dis-donc, t’es tout gai aujourd’hui, mon Bébert !

- Ouais, j’ai rencontré une belle femme, Tatave, elle s’appelle Josette !

- Raconte Bébert…

- Je suis allé aux puces hier Dimanche, elle cherchait des disques anciens, tu sais des cylindres, elle les collectionne.

- Et alors ?

- Ben, on a discuté, je lui ai offert un café, on a écouté les manouches gratter leurs guitares rue des Rosiers…

- Et puis ?

- Et puis c’est tout ! J’ai rencard mardi, voilà.

- J’suis bien content pour toi, mon Bébert !

Les jours passent, Robert est raide dingue de sa nouvelle conquête, ça se voit : il a retrouvé le sourire, rasé sa barbe. Les potes l’ont charrié et l’appellent désormais « cul de singe » !

Un matin, Robert arrive au boulot, il a l’air préoccupé. Dans les vestiaires, Georges, l’un de ses collègues l’interroge.

- Ça va pas Bébert ? T’en fais une tronche !

- Ben oui, ça va pas, figure-toi que je voudrais me remarier avec Josette, mais vu que je ne suis ni divorcé, ni veuf… Je suis marron !

- Ben merde, tu parles d’un bordel mon pote ! T’as qu’à vivre à la colle et pis basta !

- Ouais, mais figure-toi que ma future, elle voudrait qu’on fasse un mouflet alors….

- Ben, c’est pas simple ton affaire, Bébert !...


Retour quai des orfèvres.

Rouillard, dit « Champollion », rapporte la lettre à Chauguise, non, plutôt deux lettres : l’original, et la traduction.

- Ah la vache ! Tu te rends compte, Chauguise, il m’aura fallu deux jours pour traduire ta bafouille. Tu parles d’un charabia : deux mots de rital, trois d’argot, et un ou deux de français, et j’te cause pas des fautes. Je n’ai jamais vu un truc pareil, à croire que celui ou celle qui l’a écrit a tout fait pour nous emmerder… PFIUUU ! Bien sûr, j’ai interprété, j’ai traduit en « bon français » et je suis sûr de mon coup.

- J’te fais confiance, t’es un crack tu sais ? Allez fais voir.

- Ouais, mais ça te coûtera l’apéro ce soir !

- D’ac. On s’retrouve chez Nicole.

Nicole c’est le petit rade situé rue Séguier juste à côté, c’est aussi leur « cantine ».

Chauguise lit la traduction proprement dactylographiée.

Monsieur le commissaire Chauguise.

Je suis pris de remords, et je tiens à me confesser. C’est moi qui le 12 avril 1948 ai tué Madame Simone Dugroin, qui habitait Aubervilliers.

Elle était ma maîtresse et avait décidé de rompre, je ne l’ai pas supporté, dans un accès de folie je l’ai étranglée, et enterré son corps en forêt de Chantilly, près de la « table ronde ».

Suivait la description de l’endroit exact où l’on pourrait retrouver le corps.

Après cette horreur, je suis retourné en Italie mon pays d’origine, vous ne me retrouverez jamais, mais je tenais à cette confession.

Chauguise réfléchit, puis décroche le biniou et demande qu’on lui passe le commissariat d’Aubervilliers.

- Allo Francis ? Salut, c’est Chauguise.

- Ah salut ! Ça roule ?

- Ouais, pas trop mal... Dis voir, Simone Dugroin, ça te dit quelque chose ?

- Oui ! Elle a été portée disparue en avril ou mai 48, si ma mémoire ne me joue pas des tours.

- Chapeau mec, c’est le 12 Avril 1948 ! T’as une mémoire éléphantesque !

- Tu sais Chauguise, ça nous a paru un peu louche cette disparition, et puis je me suis rafraîchi la mémoire quand la mairie d’Aubervilliers nous a signalé que le gus voulait se remarier.

- Ecoute Francis, tu peux le convoquer, et je te demande d’être présent, si toutefois ça ne t’emmerde pas, c’est TON enquête après tout :

- Non, pas du tout, je vais le convoquer mercredi pour 15 heures, on aura le temps d’aller casser une croûte, je connais un restau route de Flandres pas dégueu !

- Banco, et merci, je serai accompagné de mon adjoint, biscotte j’aime pas conduire.

Ce petit restau bien sympa, dans lequel on leur a servi une rouelle de veau accompagnée d’un Juliénas, les a mis de bonne humeur.

En arrivant dans le commissariat de banlieue, ils repèrent Robert Dugroin qui se tortille sur un banc en les attendant. Nos deux commissaires et Julien, ont une bonne heure de retard, « histoire de le faire mijoter », a déclaré Chauguise.

En les voyant Robert se lève. ;

- Comm..

- Oui, oui, on va vous appeler.

Un quart d’heure plus tard, Le commissaire Francis Choupan fait entrer Robert Dugroin dans son bureau. Chauguise et Julien sont un peu en retrait.

- Asseyez vous, Monsieur Dugroin, je vous présente le commissaire Chauguise, et son adjoint l’inspecteur Crafougnard.

Petit hochement de tête respectueux envers les sus nommés.

- Monsieur Dugroin, le commissaire Chauguise a reçu une lettre vous concernant directement.

Alors Chauguise tend la lettre à Robert, il s’agit d’une copie de l’original. Ce dernier la saisit, puis commence à la parcourir assez rapidement.

- Mais… Mais cet homme s’accuse d’avoir tué ma pauvre épouse, il indique même le lieu où il l’a enterrée, je pourrai lui donner une sépulture décente. Cela m’attriste bien sûr, mais d’un autre coté maintenant que je suis officiellement veuf, je vais pouvoir me remarier.

- Ça m’étonnerait mon gars, lâche Chauguise, figure-toi que tu viens de lire ce charabia en deux minutes, alors qu’il a fallu deux jours à mon meilleur spécialiste pour déchiffrer TA bafouille….



(D’après une histoire vraie)

* Doublard : nom donné au co-équipier des ouvriers qui faisaient équipe.