Moi, quand j’étais petit, j’étais pas bien grand ni gros. J’ai grandi mais pas trop grossi. J’causais bien, mais ça suffit pas toujours de bien causer pour éviter les pains. Mon pote qu’on appelait « Ti’Pote », lui, y causait pas bien, mais les pains y les donnait bien.

Moi qui causais plutôt bien, j’y expliquais à Ti’pote les mecs qui m’avaient emmerdé. J’lui expliquais tellement bien (j’expliquais bien, t’aurais vu !) que Ti’Pote y faisait aussi sec une distribution de bourre-pifs, un festival de claques dans la gueule !

Un teigneux, Ti’Pote, et une allonge commack, y s’expliquait à sa manière, t’aurais vu la gueule de l’explication quand le malappris y s’tamponnait le tarbouif avec son tire-moelle rougi par le résiné !

Y m’disait : « mate son tire-moelle, on dirait la balançoire à minets de ma frangine quand elle a ses ours » ! Moi j’savais pas c’que c’était, une balançoire à minets, j’me disais que les greffiers chez Ti’Pote y z’avaient bien d’la chance d’avoir une balançoire. Et puis les ours et sa sœur, j’voyais pas bien ce qu’ils foutaient ensemble. Alors, pour ne pas avoir l’air con, je ricanais bêtement, faisant celui qu’avait tout gambergé.

Son Dab à Ti’Pote, il était terrassier, un métier tellement dur qu’il obligeait les pelleteurs à descendre 6 à 7 litres de rouge par jour, du rouge de chez « Pinard Boutique », sinon y pourraient pas tenir le coup, m’expliquait Ti’Pote. Tu vois, mon vieux, c’est pas qui lichtronne, non, mais c’est comme qui dirait forcé !

Un peu comme les travailleurs de force pendant et après la guerre qui avaient droit à des cartes de ravitaillement plus conséquentes. Car il fallait qu’ils prennent des forces justement. Son père à Ti’Pote y prenait des forces en faisant des repas liquides en quelque sorte… Enfin, c’est comme ça que j’voyais l’truc.

Sa mère à Ti’Pote, au début, j’ai cru qu’elle était peau rouge, elle avait la tronche vermillonne, vu qu’elle astiquait le comptoir de l’épicerie-buvette en face de chez moi. On n’avait pas le téléphone à l’époque, mais des buvettes, ça oui ! C’est là que les gens y causaient, c’est mieux que de jacter dans un bout de plastique et puis ça faisait vivre l’épicier.

Sa mère, donc, elle était drôlement consciencieuse, elle restait à frotter le zinc jusqu’à épuisement, vu qu’elle sortait vachement fatiguée. Pour rentrer chez elle, elle devait tenir les murs. Elle était drôlement courageuse, sa Manman à Ti’Pote.

Il avait des frangines, y z’étaient beaucoup dans leur deux pièces cuisine au bout de ma rue, six ou sept à s’entasser là-dedans. Un jour, sa sœur, elle a vachement grossie, on a demandé à Ti’Pote pourquoi qu’elle grossissait comme ça ?

C’est la première fois que je l’ai vu gêné, il a bredouillé… Trop bouffé, gros ventre comme les lapins quand y z’ont becqueté de l’herbe trop fraîche, sauf que ma frangine c’est des épinards qu’elle a bouffé. Après ça, sa frangine on l’a appelée Popeye, même qu’elle faisait la gueule. Et puis, un jour, on l’a vu la frangine à Ti’Pote, elle promenait sa boîte d’épinards dans une poussette, même qu’elle gueulait vachement la boîte, et qui fallait la changer six fois par jour !

Ti’Pote, il avait un vocabulaire rien que pour lui… Fallait suivre ! Tiens, il avait un vélo, il l’avait équipé avec une fourche cospique à ressort, et même que Ti’Pote il freinait du frein dans les descentes de côtes… Son père aussi, il les descendait les côtes, celles du Rhône surtout.

Et puis il aimait bien les films de Lélardi (Laurel et Hardy) même qu’il s’asseyait sur un nétrapontin quand y’avait plus de fauteuils de libres. Y causait pas bien mais qu’est ce qu’on s’marrait !

Et puis, un jour, Ti’Pote, il est revenu avec une belle cocarde : bleu, blanc, rouge la cocarde. Dessus, y’avait écrit : « bon pour les filles ». Il avait été reçu au conseil de révision, je crois bien que c’était la première fois qu’il était reçu quelque part. Parce que faut dire que personne ne voulait le recevoir, biscotte le gant de toilette, ils se le passaient chez lui, ils se le passaient seulement.

Il était tout content, Ti’Pote, il allait partir en Algérie, lui qu’avait jamais quitté sa banlieue pourrie, il jubilait. J’vas voir la mer qu’il braillait, j’vas prendre le bateau ! Puis il aurait un beau costar kaki, et la panoplie qui va avec, un flingo avec des vraies bastos, lui qu’avait connu que les lance-pierres bricolés avec des « chibrières » comme il disait. Y s’voyait toujours dans sa rue à jouer aux cow-boys et aux Indiens, y s’doutait pas de ce qui l’attendait.

Ça a dû drôlement lui plaire à Ti’Pote, le soleil, la mer, les palmiers, ça a dû drôlement lui plaire à Ti’Pote, parce qu’ on ne l’a jamais revu…