J’ai toujours pensé, comme Maurice*, que « les idées toutes faites étaient généralement des idées mal faites ». Aussi ai-je mis un point d’honneur, (qui est la version polie du doigt du même nom) pendant des années, à m’intéresser à des sujets que le sens commun réserve habituellement aux garçons, et ce depuis le premier cadeau trouvé au pied du sapin. Juste pour prouver que les filles aussi, ça en a sous le capot. Parmi eux, en bonne place, se trouvent le foot et les bagnoles.

La vie a fait fortuitement que je sois l’aînée d’une famille de quatre garçons (dans le vent) et que très tôt, il m’ait fallu partager leurs jeux si je ne voulais pas me retrouver toute seule dans ma chambre à enfiler des perles. Ma petite sœur-miracle est venue bien trop tard… J’étais déjà presque partie du nid.

Les parties de billes ou de ballon, dans le long couloir du F5 que louaient mes parents, m’ont laissé des souvenirs impérissables. Du coup, il me fut quasiment impossible d’intéresser mes frangins à mes premières poupées mannequin (on ne l’appelait pas encore par son prénom aux consonances homophoniques et germaniques de triste mémoire). Moman et moi étions en infériorité numérique.

Et puis, ce n’était pas l’époque, en plus… Il était clairement établi que la layette était rose bonbon sucé pour les filles et bleu fadasse pour les garçons. Dans cette joyeuse ambiance, mon père croyait me faire plaisir en m’achetant des voitures NOREV dont l’odeur de plastique est restée à tout jamais gravée dans ma mémoire olfactive. Et le premier jour où je suis arrivée à table maquillée et en robe, mon père s’est aperçu avec une surprise non feinte que j’étais une fille. Pis que ça, que je devenais une femme et que personne ne l’en avait informé dans cette baraque !

Il est d’ailleurs étonnant de constater une fois de plus la remarquable supériorité des filles sur les garçons. Personne, même encore de nos jours, ne trouve à redire au fait que les filles jouent aux petites voitures ou aux indiens. Personne ne se dit que ce n’est pas normal. Ma féminité n’a jamais souffert d’avoir monté des châteaux en Légo ou joué aux fléchettes. Mais qu’un garçon montre de manière un peu trop appuyée son goût pour la dînette ou les poupées, et aussitôt l’on s’inquiète de sa future identité sexuelle, et on envisage déjà une thérapie au CMPP** tout en imaginant avec dépit une vie entière de lazzi et de quolibets, et la fin du patronyme par un tarissement inéluctable de la descendance.

Le foot était une seconde religion à la maison. Ma pauvre mère aurait bien aimé suivre son feuilleton favori, mais par malheur, si un épisode tombait un soir de foot, c’en était fini du suspense. Il y aurait à tout jamais un trou noir dans le destin de la Dame de Montsoreau… car évidemment, il n’y avait que trois chaînes, nationales, un seul poste de TV pour sept, et pas d’internet, d’ordi, de tablette, de smartphone, de replay, de mp3, de mp4, de dvd, de streaming et de vidéo à la demande…

- Maman, tu vivais vraiment comme ça ?
- Eh oui, mon fils. C’était la préhistoire du numérique, à tel point que je me demande toujours avec inquiétude si mon dos ne se recouvre pas subrepticement d’écailles quand j’en parle…

C’était la grande époque des Verts, (qui c’est les champions évidemment c’est les Verts) qui a laissé une empreinte tenace dans ma mémoire, et je suis capable d’énumérer quasiment toute l’équipe, en commençant par Rocheteau et Bathenay, que je trouvais craquants, l’un avec ses bouclettes et l’autre avec sa petite gueule d’ange. Mon père nous emmenait dans le Chaudron, et nous revenions des soirées de match enhardis et joyeux. Et même pas bourrés. Et on pouvait encore se risquer à aller en famille voir un derby Saint-Etienne-Lyon, sans risquer de se retrouver aux urgences avec dix points de suture à l’arcade, ou la bagnole défoncée à la barre à mines. Parallèlement, les voitures nous permettaient de passer de bons moments de jeu sur le chemin du retour. On jouait « aux départements » (impossible de nos jours avec les nouvelles plaques) Et on jouait « aux marques ». Je connaissais les modèles par cœur, et je pouvais rivaliser avec mes frérots sur n’importe quelle marque. Les bagnoles avaient de la gueule, mieux que ça, elles avaient « une » gueule. La deuche, cultissime avatar d’une société libre et insouciante, parenthèse enchantée, baise et union libre à tous les étages, haschich, hippies et peace and love, à égalité avec le minibus Volkswagen orange à fleurs. Ah la la ! pffioouuu, j’aurais presque un début de petit semblant d’orgasme à cette pensée.

L’Ami 6 et sa tête d’ahurie, la DS au long museau de requin, L’aronde… la Simca 1000, le pou du ciel (la fiat 500), la Coccinelle…la traction avant (avant quoi, je me suis toujours posé la question !) J’en oublie, bien sûr !

Je ne me trompais jamais dans la série des « R ». Elles étaient toutes mythiques ! la R4 ou 4L (dans ma tête, je disais 4 ailes, déjà poète à mes heures) avec son levier de vitesse perpendiculaire au tableau de bord; la R 8, surtout la Gordini, bleue avec des bandes blanches et les roues légèrement penchées pour la tenue de route (J’ai d’ailleurs compris plus tard pourquoi mon père disait que le chien avait les pattes « gordini ») …Et la R 14 et sa forme en poire…

Mon père, lui, ne jurait que par Peugeot, il avait possédé successivement la 203, la 403, (celle de Columbo) la 404 et la 504…avec le zéro qui symbolisait soi-disant le trou de la manivelle… On installait aussi de temps en temps le circuit avec les manettes et les petites voitures qui avançaient dessus grâce à des patins de cuivre qui faisaient contact dans des gerbes d’étincelles. Les sorties de route étaient nombreuses, et les disputes fournies ! On revivait les 24 heures, et le couloir prenait alors toute sa dimension de ligne droite des Hunaudières…

Et puis je ne sais pas ce qui s’est passé. Je me suis laissé déborder, à l’époque des premières expériences de flirt où ce qui importait était surtout d’avoir assez de place dans les voitures pour s’embrasser sans être gênés aux entournures. La vie m’a embarquée, études, boulot, enfants… Profitant de mon inadvertance, le foot et les bagnoles sont partis dans tous les sens. Je suis donc obligée, moult années plus tard, d’avouer ma crassitude ignorantissime dans ces deux matières qui permettent pourtant tellement de briller en société !

Le foot est devenu la jungle que l’on sait : un immense lupanar du ballon rond dédié au dieu Argent. Une entreprise lucrative pour les annonceurs et les Princes du Qatar avides de se la faire briller à coups de pétro-dollars. L’idole du moment, Zlatan Trucmuchovitch, a la grâce singulière d’un videur de boîte décérébré. Même pas j’en voudrais après deux ans de disette.

Les bagnoles, elles, se ressemblent toutes, maintenant, les Renault se sont mises à porter des noms de filles, les Peugeot je ne sais plus du tout à quel numéro elles en sont, et puis l’invasion des japonaises, des allemandes, des slaves a multiplié les occurrences et la concurrence…les « petites gueules » ont été sacrifiées sur l’autel de la pénétration dans l’air et de la ligne épurée. Les 4x4, les hummer, les pick-up ressemblent à d’énormes signes extérieurs de puissance écrasant sur leur passage les petites berlines de monsieur tout le monde. Les breaks ont été supplantés par des monospaces monomaniaques faisant le pari de trimballer sans encombre 7 gosses, 14 valises et une table de ping-pong. Je suis incapable de distinguer une marque ou un modèle.

Non, il y a quand même une exception. Grâce à ma mémoire visuelle, je reconnais encore les symboles éternels, chevaux cabrés, ailes déployées, taureaux furieux, fauves bondissants, RR entrelacés, des voitures que même de prononcer leur nom déjà tu as mal au portefeuille…A croire que la constance soit réservée aux produits de luxe.

Bref, voilà où j’en suis. Je ne parviens plus, malgré tous mes efforts, à soutenir une conversation correcte sur ces deux sujets, au grand dam de mon unique collègue masculin pour lequel je tente, ponctuellement, de faire quelque effort, mais ça se résume souvent à : « Qui a gagné le match hier soir ? » Ce qui me donne droit à un résumé circonstancié que je ponctue de « Ah ! » et de « Oh » bigrement intéressés.

Ou bien « Alors, c’était comment, le Monte-Carlo au Burzet ? » A l’énoncé de cette simple question, son regard s’illumine, et le voilà parti à me raconter l’étape, comme si j’étais à même de saisir les finesses de la conduite sur neige ou sur gravier, et les difficultés techniques de la spéciale ardéchoise. Mais je n’ose lui dire que si par miracle je peux citer Sébastien Loeb, c’est qu’il porte le même nom qu’une chanteuse des années 80 qui se vautrait dans le coton. Ben quoi, on a les procédés mnémotechniques qu’on peut…



* Maurice Druon in "Tistou les pouces verts"
**Centre Médico-Psycho-Pédagogique