Elle s’avança vers lui, la démarche féline, ses hanches magnifiques accompagnant ses pas d’un balancement propre à réveiller un mort. Face à lui, elle s’arrêta, découvrit ses dents magnifiques par un large sourire, passa ses bras autour de son cou, et l’embrassa à pleine bouche devant les passants médusés !

Lui, Anselme Petitpas, plutôt petit, rondelet, chauve, la soixantaine bien sonnée, comment pouvait-il avoir séduit pareille créature ? Sûrement pas pour son fric ! Une maigre retraitre de petit employé de ministère, pas celui des oiseaux perdus comme ce pauvre Tardieu, mais presque !

Le baiser durait, procurant à Anselme des sensations oubliées depuis belle burette, comme disait sa bignole de la rue Montorgueil. Alors il commença à s’agiter, à baîller, puis se réveilla tout à fait. Les chiffres lumineux de son vieux réveil indiquaient : 03.35.

Putain, quel beau rêve ! songea Anselme en émettant un rot sonore, suivi d’un pet qui ne l’était pas moins. Cela ne risquait pas de gêner grand monde : Anselme était célibataire, ou plutôt vieux garçon. Il en avait tous les défauts : maniaque, étroit d’esprit, grincheux, et même avare !

Mais, depuis quelques jours, sa vie avait changée… Ou plutôt ses nuits, depuis cette journée où…

- Bonjour Monsieur Petitpas, l’avait accueilli Gaston le vendeur de l’animalerie de son magasin préféré.

Il s’y rendait très souvent, achetant des poissons pour son bel aquarium, la seule fantaisie qu’il s’autorisât dans sa morne vie. Ils lui plaisaient bien, ces compagnons silencieux et multicolores : pas trop contraignants, quand l’aquarium était bien « équilibré », le bon pH, la bonne température, guppys, scalaires, blacks, cœurs saignants, néons,et autres « laveurs de vitres » étaient en harmonie et ne réclamaient pas grands soins, veiller à la nourriture distribuée automatiquement, et de temps en temps, un grand nettoyage, mais rien de bien méchant.

- Bonjour Gaston ! Alors vous avez du nouveau pour moi ?

- Oui Monsieur Petitpas, vous allez être content !

L’œil ordinairement terne d’Anselme s’alluma comme un lampion au 14 juillet, signe d’une intense jubilation.

Depuis longtemps Anselme Petitpas rêvait de posséder un N.A.C*. Il s’en était ouvert à Gaston, lui laissant entendre qu’il serait prêt à le récompenser généreusement si ce dernier lui procurait un animal généralement interdit à la vente ! Oh ! Pas un animal dangereux, ou venimeux du genre crotale ou vipère du Gabon : courageux Anselme, mais pas téméraire !

- C’est quoi ? interrogea notre retraité en se hissant sur la pointe des pieds afin de compenser la différence de taille entre lui, et le vendeur.

-Surprise ! lui dit Gaston dans un murmure, suivez-moi discrètement.

Dans le fond du magasin, une porte métallique, un verrou. Gaston sort une petite clef en laiton, coup d’œil circulaire, il pénètre dans le cagibi, suivi par Anselme.

Sur la dernière étagère, tout en haut, planqué derrière un carton à chaussures, Gaston extirpe un petit pot à confitures de taille standard. Il s’approche de l’ampoule couverte de chiures de mouches, le présente à la lumière délicatement…

L’éclairage est suffisant pour que Anselme aperçoive un genre de poulpe, muni de quatre tentacules, de couleur mauve avec deux grands yeux jaunes. Son premier réflexe est un recul.

- C’est quoi ce truc ?

- Je ne sais pas, Monsieur Petitpas, c’est un homme qui me l’a vendu il y a trois jours, assez cher d’ailleurs. Il dit que c’est un animal rarissime, pas dangereux. Ça vit dans un terrarium, quelques vers pour nourriture, et un peu d’eau. Ah oui ! Il m’a aussi confié que sa nourriture essentielle ne se voyait pas, ne se touchait pas !

- Et ça n’est pas dangereux ?

- Du tout !

Joignant le geste à la parole, le vendeur dévisse le couvercle muni de minuscules petits trous et caresse délicatement la chose, qui se pelotonne et semble visiblement heureuse !

- Si ça continue, elle va ronronner, plaisante Anselme.

Après avoir déboursé 300 euros, Anselme repart tout content, non sans avoir acheté un petit aquarium, un sac de sable fin, des vers pour oiseaux, et quelques pierres fantaisies, afin d’aménager un terrarium pour son nouveau pensionnaire.

Le soir, il a longuement admiré son « poulpe », ses jolies couleurs changeant selon l’éclairage, puis il s’est couché.

Cette nuit-là, il a fait son premier joli rêve, une blonde magnifique croisée dans la rue lui a souri !

Le lendemain, elle a marqué le pas, et il en est certain, elle lui a fait un clin d’œil ! Incrédule, Anselme s’était retourné afin de regarder si un homme le suivait, en ce cas le clin d’œil eût été pour lui ! Même en rêve, Anselme ne se faisait aucune illusion ! Et bien non, c’était bien à lui que le clin d’œil s’adressait…

Les jours suivants, il y a eu le baiser dans la rue, puis un rendez-vous pour un dîner. La nuit suivante, Sarah - puisque c’est ainsi qu’elle se prénomme - l’a invité à prendre un dernier verre, comme dans les films ! Au matin, Anselme gardait ses merveilleux souvenirs dans sa tête dans son cœur, et comme dans la chanson les draps s’en souvenaient aussi…

Anselme ne vivait plus que pour ses nuits. Il avait essayé de faire la sieste afin qu’il y eût encore plus de plaisir, mais nada : ça ne « marchait » que la nuit. Il savait bien Anselme que ça n’était que du virtuel, mais ses rêves étaient si réels quand il les vivait qu’il s’était pris à y croire, jusqu’à dormir nu ! Lui pourtant si frileux !

La première semaine passa ainsi, des rêves de plus en plus torrides, et son petit animal de compagnie dans son joli terrarium se portait à merveille, exigeant peu, un ver chaque jour et un peu d'eau pour sa baignade quotidienne.

Les rêves d'Anselme devenaient de plus en plus élaborés. Ainsi, la nuit précédente, ils s'étaient retrouvés à la Fenice de Venise, on y donnait "La Traviata", ensuite dîner au café Florian, et enfin une suite au Danieli... Rien que ça ! Et, bien entendu, champagne et toujours la sublime Sarah qui le rendait fou !

C'est à partir du dixième jour qu'il y eut le premier bémol, Sarah prétexta une affreuse migraine après une soirée bateaux-mouches avec souper aux chandelles, une suite au Crion, et au moment de se coucher, cette maudite migraine qui priva Anselme de ses ébats nocturnes.

Au matin, il s'éveilla d'humeur chagrine, se pencha au dessus du terrarium et s'aperçut qu'une légère protubérance était apparue entre deux tentacules de son nouvel animal !

La journée se déroula morose, il flâna entre le métro Abbesses et la place du Tertre, passa même un bon moment à glandouiller square Nadar, observant deux amoureux se bécotant à bouche que veux-tu , assis sur un banc de bois faisant face cette magnifique ville, s'étalant à leurs pieds.

Il acheta une boîte de cassoulet chez l'Arabe du coin, se fit chauffer le contenu dans une casserole en inox vachement bien cabossée, mangea à même le récipient, faillit s'endormir devant un feuilleton style : elle est belle et rebelle, mais à la fin elle tombe dans les bras du riche laboureur qui n'a pas de gosses, même pas grave, elle va lui en faire une demi douzaine !

Puis il alla se coucher. A peine allongé, il se retrouve square Nadar derrière le Sacré-Cœur. Il a rendez-vous avec sa Sarah. Il attend, une heure deux heures. Personne.

Son portable sonne : c'est elle !

- Anselme, je ne pourrai pas venir, j'ai un contretemps...

- Ah bon , que t'arrive-t-il ?

- Pas le temps de t'expliquer, Anselme, à plus !

Anslme est catastrophé, c'est en sueur qu'il se réveille. Il n'est qu'une heure et quart ! Le reste de la nuit, il ne dort pas !

Putain ça n'est QUE du virtuel, Anselme, secoue-toi nom de Dieu, se raisonne-t-il ! Il n'empêche que toute la journée il erre comme une âme en peine, attendant le moment du coucher avec impatience.

Quand il s'endort, le décor est sombre, il a du mal à reconnaître l'endroit, une passerelle, un pont plutôt, ça y est ! C'est le décor d'hôtel du Nord le film de Marcel Carné ! Sarah est là, un homme la tient dans ses bras, il l'embrasse, elle a pour lui les yeux de Chimène. Quand leurs bouches se séparent, Anselme lit sur les lèvres de Sarah un "je t'aime" qu'elle adresse à cet inconnu.

Huguette Bernot, la concierge du douze de la rue Montorgueil, a découvert Anselme Petitpas ce matin-là, en lui apportant son courrier. La porte était légèrement entrebaîllée. En entrant, elle a découvert le locataire du troisième face, pendu à la suspension du salon. Le visage violacé, la langue pendante, il tournoyait mollement sur lui-même...

Dans un terrarium, près de lui, un étrange animal, une sorte de poulpe muni de cinq tentacules.

- Tiens ce doit être le N.A.C* dont m'a parlé Monsieur Petitpas, je vais le prendre. Ainsi, étant seule, il me tiendra compagnie, et puis que va-t-il advenir de cette petite bête, si je ne m'en occupe pas ?



*N.A.C : nouvel animal de compagnie.

(ch'tiot crobard : Andiamo)