Enfin, plus précisément, le premier homme dont l'esprit sera impalpablement projeté dans l'avenir tout en conservant ses capacités de perception. Car, bien évidemment, inutile d'espérer, comme dans un vulgaire roman de science-fiction, s'en aller voyager dans le temps pour serrer la main de son trisaïeul ou de son arrière-arrière-petit-fils, la réalité scientifique n'a rien à voir avec ces billevesées, ces délires pour lecteurs en mal d'histoires à dormir debout. Que n'a-t-on lu sur ces prétendus paradoxes temporels, sur ces boucles infinies qui défient la logique ? Non, une simple approche rationnelle permet de comprendre immédiatement que la translation temporelle de tout corps physique - et a fortiori d'un organisme vivant - est vouée à l'échec.

Je ne suis pas peu fier d'être le premier à avoir compris cela et à m'être lancé dans une voie toute autre : la translation psychique temporelle ! Demain sera un grand jour : sans bouger de cette pièce, j'irai percevoir l'avenir. Oui, juste le percevoir, le sentir, l'observer sans utiliser mes yeux, mais en aucun cas y déplacer la moindre de mes cellules : voir l'avenir est possible, agir physiquement dessus ne l'est pas.


10 septembre 2023

Tout est prêt. Pas de place pour l'erreur. Il ne me reste plus qu'à programmer mon plan de navigation temporelle.

Longtemps, au cours des mois qui ont précédé cette journée, la question m'a taraudé de savoir quel pas dans l'avenir accomplir. Un pas de géant qui me donnerait à voir ce qu'il restera de l'humanité dans plusieurs millénaires ? Un saut de puce de quelques jours qui me permettrait de ramener quelques informations d'un futur proche pour prouver au monde entier l'efficacité de mon invention ? Non, tout cela viendra en son temps. Car, au final, une envie s'est imposée en moi comme une évidence : celle d'en savoir plus sur mon propre avenir.

Je sais tout ce qu'il peut y avoir de malsain à connaître son propre avenir, mais je n'aime pas vivre dans l'incertitude, c'est ainsi.


11 septembre 2023

Quel terrible choc que celui d'hier ! Il m'a fallu attendre aujourd'hui pour retrouver suffisamment de calme pour consigner mes notes. Il faut dire qu'assister à sa propre mort à de quoi retourner les sens !

Mais reprenons posément les faits dans l'ordre.

Hier matin, j'ai donc programmé le translateur psychique pour un périple étalé sur vingt ans dans le futur. Il s'agissait avant tout de capter les principales informations me concernant à intervalles réguliers : mon esprit devait ainsi, durant quatre heures, faire un court séjour d'une minute par mois, et ce sur les deux décennies à venir.

Tout se déroula comme prévu. Mes sens s'éveillèrent une première fois un mois dans le futur, le 10 octobre 2023, pour capter l'effervescence autour de ma prodigieuse invention dont la presse s'était fait l'écho, puis une seconde fois - dans deux mois donc - pour découvrir la renommée qui était déjà mienne, et ainsi de suite. Ma gloire allait grandissante comme prévu au fil du temps et, débarrassé de toutes les contingences financières grâce aux revenus engendrés par le translateur, je pus savourer par avance la vie de rêve qui m'attendait, à voyager à travers le monde pour donner des conférences, à multiplier les aventures amoureuses, à vivre chacune de mes passions. Je vis aussi le temps transformer peu à peu mon visage. Quel étrange sensation que de se voir ainsi vieillir en quelques heures !

Mais, alors que je me baladais aux alentours de 19 ans dans le futur, je disparus lors d'une translation temporelle. Enfin, pour être plus précis, mon moi futur disparut. Subitement, plus aucune perception de mon existence sur terre. Il fallait se rendre à l'évidence : j'étais mort. J'interrompis alors immédiatement le programme en cours pour revenir dans le présent. Le fichier log ne laissait aucun doute : dans dix-neuf ans et deux mois, je ne serai plus de ce monde.

Il me fallait en savoir plus : je reprogrammai le translateur pour balayer plus en détail le mois fatal de ma disparition. Je pus ainsi peu à peu cerner la semaine, puis le jour de mon décès. Puis, enfin, je vis ma mort.

Le 18 octobre 2042, à 17h35, un homme d'une vingtaine d'années s'est jeté, ou plutôt se jettera sur moi au moment où je quitterai ma villa et me lardera de coups de couteau. Les secours ne pourront rien sur moi.

Une fois l'épouvantable choc de ce spectacle encaissé, je décidai de repartir en 2042 : il fallait absolument que je scrute les jours qui suivraient mon assassinat pour recueillir un maximum d'informations. J'appris ainsi que l'enquête sera courte et rapide, le meurtrier ayant agi au vu de nombreux témoins. Jean-Ermenold Framtid, 22 ans, habitant Anet : l'homme qui me tuera dans 19 ans. Son geste, d'après les éléments d'enquête que j'ai perçus, sera motivé par la vengeance envers l'inventeur du translateur temporel, "la machine qui lui a pourrit son existence en lui révélant qu'il finirait ses jours en prison pour assassinat" selon ses propres dires.

J'ai cogité toute la soirée : puis-je infléchir le cours des choses ? Ne vais-je pas dans ce cas me heurter au fameux paradoxe temporel, si cher aux auteurs de science-fiction de bas étage ? De toute façon, c'est ma vie qui est en jeu : je dois essayer à tout prix !


12 septembre 2023

J'ai décidé d'agir vite. Mon meurtrier doit avoir actuellement trois ans environ. Je l'ai localisé : son nom de famille à coucher dehors s'est révélé d'une aide précieuse. Sa famille habite déjà à Anet. J'y suis allé cet après-midi : un beau pavillon en pierres meulières. J'ai dû faire plusieurs passages dans la rue avant d'apercevoir, descendant le perron en tenant la main de sa mère, un petit garçon brun : celui qui m'assassinera sauvagement dans dix-neuf ans.


13 septembre 2023

Après réflexion, la solution qui consisterait à rester cloitré chez moi le 8 octobre 2042 à 17h35 est illusoire. Elle ne permettrait qu'une altération légère du futur en reportant l'assassinat au mieux de quelques jours : puisque mon meurtrier sera animé par un esprit de vengeance aveugle, il guettera forcément la première occasion pour passer à l'acte.

Non, une solution plus radicale est nécessaire.


16 septembre 2023

Demain, je passe à l'acte : je vais tuer mon futur meurtrier. Je sais que ce n'est qu'un enfant de trois ans, mais je n'aurai qu'à repenser au visage tordu de haine de l'adulte qu'il deviendra, à la rage qui l'animera quand il me lacèrera le corps à coups de couteau, pour vaincre ma réluctance à m'en prendre à un gamin.

Il le faut. Il en va de ma survie à terme.


17 septembre 2023

J'ai tué un gosse de trois ans. J'ai guetté des heures, à attendre la bonne occasion. Et j'ai bondi quand j'ai aperçu la nounou qui discutait avec une autre sur un banc. J'ai saisi le gamin, je me suis engouffré dans la voiture et j'ai filé. Il pleurait. Je l'ai étranglé dans la forêt. On ne me soupçonnera jamais, personne ne m'a vu agir, je n'habite pas dans le coin et je ne connaissais pas l'enfant.

J'ai tué un gosse de trois ans.

Et je ne sais pas pourquoi.

Une pulsion ? Une perversité en moi ? Je me sens perdu. Je dois remettre mes idées en place.


18 septembre 2023

J'ai tué un gosse de trois ans et je n'en peux plus de porter ce poids. Sans même comprendre pourquoi j'ai commis ce geste. Je n'avais aucune raison de lui en vouloir, pas plus qu'à sa famille que je ne connais pas.

Je viens de lire mes notes des jours précédentes, dans l'espoir d'y déceler peut-être l'indice d'une faille dans ma raison qui aurait pu me pousser à commettre l'horreur.

J'ai eu un choc : ce que j'ai écrit le 11 septembre pour décrire mon premier voyage dans l'avenir ne correspond pas à ce qu'il s'est réellement passé. Ai-je été pris d'un délire ? Ai-je sciemment travesti la réalité ? Je ne comprends plus rien.

En fait, mon exploration ne s'est pas poursuivie au-delà du premier mois dans l'avenir. Car j'étais déjà mort. J'ai alors affiné mes sauts temporels pour mieux cerner le jour de mon décès et savoir ce qu'il m'arriverait. Je me suis alors vu mourir le 19 septembre 2023. Pendu. Dévoré de remords d'avoir tué un gosse de trois ans.

Pourquoi, sachant cela, n'ai-je rien fait pour résister à celle pulsion criminelle ? Je suis incapable de le dire. J'ai des souvenirs très précis de cette journée du 10 septembre, mais c'est comme s'ils m'étaient subitement remontés au cerveau à l'instant précis où j'ai étranglé le gamin.

Je ne sais plus que penser.

Le 19 septembre, c'est demain.

J'ai tué de mes mains un gosse de trois ans.


19 septembre 2023

J'ai beaucoup réfléchi cette nuit, sans trouver le sommeil. Et j'ai peut-être compris.

Le temps est une drôle de dimension avec laquelle on ne joue pas impunément, j'aurais dû le comprendre plus tôt. Il ne peut y avoir de paradoxe temporel.

Peut-être ai-je en effet vécu les faits tels que je les ai décrits le 11 septembre. Peut-être mon avenir était-il à l'origine d'être tué par Jean-Ermenold Framtid le 18 octobre 2042 à 17h35. En tuant mon futur assassin près de vingt ans avant son acte, peut-être ai-je précipité l'univers vers un paradoxe temporel. Et pour l'éviter, l'univers a dû se réadapter pour conserver sa cohérence. Au moment où j'ai tué le gamin, je ne pouvais plus l'avoir vu dans le futur devenir mon assassin, mes souvenirs ont donc changé instantanément : je n'ai plus eu en mémoire que le souvenir d'un périple dans le futur écourté par le spectacle de mon suicide dès le 19 septembre. Et je n'ai plus eu aucun souvenir du visage de mon assassin, le seul souvenir qui, si seulement il a bien existé un jour, m'aurait permis de surmonter un peu le dégoût de mon propre acte.

Nous sommes le 19 septembre.

Je vais détruire cette foutue machine et toutes mes notes de recherche. Je veux qu'il n'en reste aucune trace, que l'humanité reste dans l'ignorance de son futur comme j'aurais dû moi-même y demeurer. Et puis, quand cela sera fait, j'irai accrocher une corde à une poutre du grenier pour me pendre.

Cette fois, je n'ai plus envie d'aller contre mon destin.