L'Institut Notre-Dame de Mont-Roland s'inscrivait dans la "stratégie scolaire" des Jésuites et constituait l'un des maillons de la chaîne de collèges qu'ils avaient créés le long de la frontière de l'Est et du Nord-Est, comme autant de bastions dressés face à la Genève protestante et aux régions luthériennes d'outre-Rhin.

Il empruntait son nom au mont "Roland", joli petit bois à l'écart de la ville dont les sentiers conduisaient tous à une magnifique chapelle de style gothique, ressuscitée en 1843 par les Compagnons de Jésus. Ce lieu de retraite privilégié, serti dans son écrin de verdure, ne représentait qu'une infime parcelle de l'immense fortune immobilière des jésuites qui tirait son origine des donations faites par des particuliers ou par le Roi au cours des siècles et des siècles. Amen.

Avec ses imposants bâtiments et son parc, il n'avait rien à envier aux autres établissements scolaires de la Cité de Pasteur. Ajoutez à cela quelques chapelles supplémentaires au sein du collège, une grotte artificielle et une piscine véri-table, et vous obtiendrez le cadre le plus recherché de la région pour délivrer à votre fils son ticket d'entrée à l'enseignement supérieur dans la plus pure tradition jésuitique.

On accédait à ce vaste domaine protégé de hauts murs, par un concours d'entrée, mais aussi par deux portiques diamétralement opposés, l'un s'ouvrant sur les allées du parc, l'autre sur la Cour d'Honneur, qu'encadraient les principaux corps de bâtiment.

En son centre, une statue de la Vierge, entourée d'un parterre de fleurs parfaitement entretenu, s'imposait au premier regard. Posée là au début du siècle, elle avait toujours fière allure, et paraissait capable de porter encore de nombreuses années l'enfant qu'elle avait dans les bras. C'est en tous cas ainsi que l'entendaient ses propriétaires qui avaient fait graver sur son piédestal l'inscription "SERVATUM - SERVABIT". Je m'abstiendrai de tout commentaire grivois à ce stade de mon propos. L'ayant revue récemment, je suis en mesure de vous dire qu'elle servait toujours vaillamment, sans manifester le moindre signe de fatigue. Pas même un petit rictus ne venait trahir une lassitude

bien compréhensible et qu'aurait justifié amplement ce poupard insouciant et décontracté qui ajoutait à sa bonne mine réjouie le poids de sa couronne et de ses habits d'apparat. Sans doute quelqu'un d'important.

Cette vierge avait une santé de bronze.

En perspective, un porche, sous le bâtiment central, laissait apercevoir d'autres cours, de part et d'autre d'une large allée gravillonnée, bordée d'arbres centenaires, qui conduisait au parc.

Tout était calme, silencieux, en ce mois d'août 1958, et ces vieilles pierres, qui avaient connu tant de générations d'écoliers, tant d'Histoire peuplée de Jésuites en soutanes, avaient quelque chose d'envoûtant pour le petit Dan qui découvrait ces lieux.

Le premier habitant de ce nouveau monde, le premier qu'il rencontra, était à la fois capital et insignifiant, inévitable et inexistant pour lui. Pour ses yeux encore tout inondés de la blancheur des graviers de la cour, il se confondait avec l'obscurité de sa loge de concierge.

L'ombre en blouse grise grimaça, - c'était un sourire -, s'informa, puis téléphona. Comme papa et maman Dan désiraient parler au Directeur, ils furent conduits au parloir, salle particulièrement étudiée pour cela. Dan connaissait déjà ces maisons où chaque pièce a sa fonction: le dortoir pour les batailles de polochons, le parloir pour écouter les autres parler, le couloir pour courir etc...

Il devait être assez agréable d'écouter dans ce parloir-ci. Tables et guéridons étaient ornés de bustes qu'il identifiera plus tard comme étant ceux d'Homère, Virgile et Molière. Les murs étaient recouverts de tapisseries et de gravures dont l'une est restée gravée dans ma mémoire. Il s'agissait d'une œuvre de Nicolas Labbé, personnage au nom prédestiné, représentant le siège de Dole en 1636 par le Prince de Condé à la tête de 20000 fantassins et de 8000 cavaliers. A l'horizon, ou si vous préférez dans le coin supérieur droit du tableau, on apercevait un nuage noir s'élevant au dessus du Mont-Roland que les alliés

suédois du prince, et autres hérétiques de tous poils, incendièrent après l'avoir pillé. La pièce était en outre garnie de quelques objets de première nécessité: l'indispensable crucifix, cela va sans dire, mais aussi, le piano, témoin de l'importance du chant et de la musique dans la vie quotidienne du Jésuite.

Assis au bord d'un canapé Louis XV, le petit Dan avait des préoccupations très éloignées des problèmes de rentrée scolaire, ou du moyen de se faire admettre dans cette vénérable institution. Vaguement inquiet de ce qui l'attendait, mais ne se sentant pas immédiatement menacé, ses pensées vagabondaient.

En entrant, le Père Jésuite le fit émerger de ses rêveries. Très digne, en cheveux blancs et chaussures noires. Il engagea immédiatement avec ses parents une conversation courtoise et pleine de grâce, à laquelle le principal intéressé ne prêtait guère attention, tant il était subjugué par le millier de boutons qui fermaient la soutane du prêtre, et qui, pensait-il, l'obligeaient certainement à se lever très tôt le matin pour être à l'heure à la messe.

Isolé de la discussion, dont il ne percevait que quelques bribes à travers l'épaisseur cotonneuse de ses réflexions, il s'efforçait en vain de comprendre les motivations de l'inventeur de ce supplice quotidien. Peut-être, était ce une invita-tion à la prière et à la méditation. Peut-être devaient-ils remplacer avan-tageusement le rosaire, encore qu'il ne parvenait pas à différencier les "Notre Père" dans cette collection de billes noires uniformes.

Il ne suffisait pas d'être déclaré admissible en sixième par un autre établissement scolaire, fût-il lui-même religieux, pour rentrer dans un collège qui avait la réputation d'approcher les cent pour cent de réussite au baccalauréat. Aussi, ce premier entretien n'était-il qu'un prélude, une sorte de "binette", qui devait être suivie, quelques temps plus tard, d'un petit examen éliminatoire... afin de ne pas être éliminé. C'est à cette occasion que le petit Dan fit connaissance pour la première fois avec ses futurs locaux.

La hauteur des salles et la longueur des couloirs confirmèrent son impressionnante impression du premier jour. Mais plus impressionnants encore étaient les escaliers. Il n'en avait jamais vu de semblables, de si monumentaux, de si larges, avec autant de marches, et qui montaient si haut.

On ne se déplaçait, à l'intérieur du collège, qu'en rangs par deux, et la règle ne souffrait pas d'exception. Cette évidence sautait aux yeux et l'avertissait de l'intransigeance de la discipline qui sévissait en ces lieux.

Combien d'années et de millions de pas avait-il fallu pour émousser et creuser à ce point, à leurs deux extrémités, ces marches de granit ? Combien de généra-tions et de milliers de potaches les avaient martelées de leurs semelles cloutées pour les gondoler de la sorte ?

Du haut de ces marches, deux siècles vous contemplent ! L'usure de ces marches le fascinait et l'angoissait tout à la fois, lui laissait une impression désagréable et indéfinissable, un goût amer dans le mental. Oui, une impression