Alors que la France semble envahie par le bourdon, une bourgade résiste encore : Clamecy, dans la Nièvre. Sa magnifique collégiale surmontée d'un drapeau tricolore rappelle qu'en 1851 les habitants se révoltèrent contre le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte. Pour marquer leur attachement à la IIème République, ils plantèrent au sommet de l’église un bonnet phrygien, qui y resta un certain temps avant d'être remplacé par le drapeau républicain. La révolte fut écrasée dans le sang par les troupes de Napoléon III, mais resta dans le cœur des Clamecyquois. Au point qu'ils ont concocté, municipalité et associations réunies, un "Festival Résistance" du 10 octobre au 6 décembre 2015.



Explorateurs des lieux qui bougent, mon co-blogueur Blutch et sa complice, plus mon complice et moi-même sommes allés rencontrer quelques-uns de ses résistants, non sans avoir auparavant dégusté une fondue Suisse vaillamment concoctée par Blutch dans son bus-camping (en français : camping-car) et passé la nuit dans ledit bus. Au matin, Claude Girod, maraichère et membre de la Confédération paysanne, nous a offert un remarquable tour d'horizon de la situation agricole sans s'apitoyer sur le sort des "pauv' paysans", mais en la replaçant dans le contexte plus général d'un système économique, qui ruine de la même façon l'industrie et bientôt d'autres secteurs d'activité. La faute à beaucoup de monde et d'absurdités : emprise des banques, fermes démesurées, lobbying des marchands de pesticides, contraintes réglementaires souvent iniques, comme l'interdiction de replanter ses propres semences, ou l'obligation de traiter chimiquement. S'y ajoutent la pression de la grande distribution et l'exigence déraisonnable du consommateur de payer le moins cher possible ce qu'il mange : 13% seulement du budget des français est consacré à la nourriture, d'où l'essor de la malbouffe qui ruine la santé et l'environnement.

Après, chacun a raconté comment il résiste. A sa façon. L'un plante des espèces naturellement résistantes aux insectes et à la sécheresse et ne traite pas ("j'achète le produit pour montrer la facture si j'ai un contrôle, mais je ne l'utilise pas. Parfois, il faut désobéir si on veut avancer"). Le propriétaire d'une exploitation de 450 hectares raconte comment, à 40 ans, réfléchissant sur le sens de sa vie, il a décidé avec son frère de passer en bio, "pour montrer aux collègues que c'est possible, même si on a une grosse ferme, que ce n'est pas un truc pour les petits ou les utopistes". Un quarantenaire fraîchement arrivé de région parisienne avec sa compagne veut faire un potager pour devenir auto-suffisant et maîtriser la qualité de ce qu'il mange, puis vendre les éventuels surplus sur les marchés. Il s’inquiète : "Je voudrais savoir comment vous prenez ma venue, si cela vous gêne ?" Vu les applaudissements, la nouvelle recrue semble bienvenue. Le problème est plus la disparition des paysans que leur nombre ! Un jovial moustachu, instituteur rural pendant dix ans parce qu'il aimait la campagne, s'est reconverti en viticulteur et vit heureux entre ses vignes (il vinifie du Pouilly, c'est pas rien !) et ses potes, car "décider de faire ce qu'on veut, comme on le sent, et faire la fête, ça rend heureux". Un autre insiste sur la formation agricole à revoir entièrement. Pensez qu'on forme aujourd'hui des jeunes en "management et gestion agricole" sans leur donner de notions de ce qu'est un sol "vivant". Étudier la compta ou le dédale des subventions plutôt que la terre !

Pendant qu'on discute, des bénévoles préparent le repas dégusté en commun et en plein air : soupe, bourguignon de charolais et pommes vapeur, ou tarte aux légumes "pour ceux qui n'aiment pas la viande" et tarte aux pommes. Le tout arrosé de vin bio. Voilà qui appelle la balade digestive au Musée de Clamecy où Edmond Beaudouin, dessinateur portraitisé dans le film de Laetitia Carton, expose des portraits de Clamecyquois à qui il a demandé, en échange de leur portrait, ce qui les rendrait heureux. La même expérience avait été faite il y a un an à Vitry. Les gens répondaient à 90% des choses perso : "Le bonheur, c'est la santé, un travail, de beaux enfants, des amis..." Mais à Clamecy -histoire oblige- les réponses sont résolument engagées : le bonheur, c'est accepter les étrangers, réduire les inégalités, arrêter de ne penser qu'à l'argent, ne plus consommer de choses qui abîment la planète, agir tous ensemble, etc.

L'après-midi, place aux lanceurs d'alerte : Emmanuel Giboulot, condamné -puis relaxé en appel- pour avoir refusé de traiter ses vignes avec un insecticide, Florence Hartmann auteur d'un livre sur les lanceurs d'alerte, et l'ADRET Morvan qui a lutté pendant trois ans contre l'installation d'un incinérateur polluant. On parle aussi d'Irène Frachon qui a alerté sur les dangers du Mediator, et d'Edward Snowden, qui a perdu son boulot, son pays et toute relation avec sa famille pour avoir dénoncé la surveillance généralisée des citoyens par la NSA, l'agence de surveillance américaine. Edward Snowden que nous retrouvons le soir-même dans le documentaire de Laura Poitras "Citizenfour" (Oscar du meilleur film documentaire). Sachez-le, utilisateurs du passe Navigo que j'ai toujours refusé pour ne pas être pistée : vos coordonnées bancaires et votre carte de métro suffisent pour tout savoir de vous, de vos déplacements, de vos fréquentations, de vos centres d'intérêt en fonction de ce que vous achetez, etc. Ne dites pas que vous n'avez rien à vous reprocher, la majorité des gens n'ont rien à se reprocher et il n'y a aucune raison de les surveiller, mais c'est cela qui est fait, au nom de la lutte contre le terrorisme.

A Clamecy, il y a aussi un bouquiniste aussi charmant que cultivé chez qui j'ai déniché à prix étudiant des livres dont je parlerai ici, une "Maison citoyenne" regroupant une épicerie bio, des produits locaux, une bibliothèque, une base de données sur des alternatives en matière de consommation, construction, modes de vie, et surtout de joyeux membres pour organiser des manifestations diverses. Sans oublier la chambre et le gîte tenu par un couple d'anciens Franciliens, elle infirmière, lui en télétravail, qui sont tombés amoureux de Clamecy où ils projettent d'élever leurs deux enfants, écrire des livres et monter un café associatif musical et poétique. "On a été très bien accueillis, disent-ils. C'est une ville dynamique où les gens sont tellement gentils que depuis un an et demi, on a l'impression de vivre chez les Bisounours, et ça fait un bien fou."