Dans mon dernier billet, je décrivais le Jésuite obéissant et autoritaire, indifférent et dissimulateur, volontaire et exigeant, sans scrupules et rusé. C'était du moins ainsi que nous le percevions.

Nous étions suivis et tenus. A défaut, nous étions retenus. Il y avait de quoi se trouver mal à l'aise devant ce "Père profès", nu sous sa soutane noire (On a jamais vraiment vérifié), et dont les ancêtres avaient converti les indiens, des rives de l'Ashuapmushuan, dans le nord canadien, là où l'on guette l'orignal, jusqu'au fond de la forêt tropicale paraguayenne. On pouvait se dire qu'ils en avaient vu d'autres, et de plus féroces.

Que pouvions-nous faire, nous autres, pauvres innocents ? Face à tant de scolasticat, nous étions plutôt chocolat. La faiblesse de notre esprit et l'incertitude de notre règle morale ne pouvaient qu'inspirer la sévérité à ces âmes rugueuses, déterminées, et persuadées que nous étions constamment la proie du Diable. Elles nous jugeaient, par conséquent, capables de graves méfaits et d'inexpiables péchés.

Certes, nous étions traités avec énormément de sérieux, mais aurions préféré un peu plus de décontraction, tant la discipline qu'il nous fallait subir pour en payer le prix était rigoureuse.

Cependant, nous ne vivions pas dans la crainte de châtiments corporels. Le jésuite ne fait pas dans l'éducation anglaise, et la fessée n'a pas cours chez lui. D'ailleurs, voir un cul est déjà un péché. Non, le danger, pour nous, était beaucoup plus sournois. En parfait missionnaire qu'il est, le Père jésuite évolue dans sa "tribu" de collégiens comme jadis ses aînés parmi les Hurons ou les Mocobies. Il sait depuis des siècles, et presque spontanément, se faire barbare avec les barbares. Son autorité a toujours dérivé de la confiance qu'il secrète de la façon la plus naturelle, comme une araignée, sa toile.

Bien qu'il se méfie de vous comme du Diable dont vous êtes le jouet, il paraît vous accorder sa confiance d'emblée. En tous les cas, vous le dit. A l'occasion, vous le montre ostensiblement. Quelle fierté d'avoir été choisi par le Père pour aller chercher une craie dans la classe d'à côté. Ne voilà t'il pas une marque de confiance qui vous distingue et vous honore ?

La confiance plaît toujours à celui qui la reçoit. Celui qui la donne n'est toutefois pas toujours désintéressé. Le jésuite, lui, n'est pas désintéressé du tout. Il attend d'être payé en retour par quelque secret ou confidence sur vos habitudes ou vos commerces. En fait, il attend que l'on ne lui cache rien de ce qui ne regarde que nous.

Possédant un don de pénétration psychologique qui lui permet de discerner les moyens d'agir sur vous, il déploie des prodiges de savoir-flair pour vous sonder. Il existe mille orifices invisibles à travers lesquels un œil jésuite peut voir d'un seul coup ce qui se passe dans une âme. Il s'y installe. Occupe vos déserts intérieurs et se prélasse aux points de moindre résistance.

Lutter contre cette subtile tyrannie que vous distille journellement et à doses homéopathiques ce soupçonneux demande une attention de chaque instant. Se préserver de son habile inquisition requiert beaucoup de prudence. Il faut ménager ses paroles et ses tons, ne jamais laisser rien voir, ni dans ses propos, ni dans son attitude, qui pourrait révéler son sentiment profond. Il faut s'exercer à l'art de la dissimulation, à l'art d'être jésuite soi-même !

L'art de paraître naturel est la chose la plus difficile au monde. Freud affirmait : "Nul mortel ne peut garder un secret. Si les lèvres sont silencieuses, il bavarde du bout des doigts."

Un sourcil qui se fronce, un regard qui s'inquiète, une bouche qui se contracte sont autant de micro-expressions plus porteuses de significations et d'émotions fugitives qu'un discours. Le corps est plus difficile à censurer que la parole. Quand la bouche dit "oui", le regard dit "peut-être" et cette information non-verbale, consciente ou inconsciente, intentionnelle ou non, ne peut être annulée par les mots. Outre le grec et le latin, le Jésuite sait lire le langage du corps et sait aussi qu'il faut beaucoup de talent pour faire un geste que l'on ne sent pas.

Avec de l'entraînement, il est possible d'obtenir quelques résultats encourageants : le visage se compose, les gestes se calculent et le regard même, chez les plus doués, peut duper !

Nous usions de deux techniques de base. La première est celle de la soumission, relativement aisée à mettre en œuvre et fréquemment utilisée car l'autorité du Jésuite lui fait dire souvent "Baisse les yeux quand je te parle !". La seconde, déjà plus élaborée, dite de "non-implication", consiste à avoir le regard terne, vide (ou dans le vide) pour traduire à l'évidence que les reproches qui sont énoncés ne sauraient vous être adressés et concernent certainement vos petits camarades. Comme nous étions pressés par les événements et que les nécessités quotidiennes nous mettaient de façon quasi-permanente dans l'obligation de tester notre capacité de résistance, la prudence nous faisait opter pour le silence. La nature m'avait gratifié de prédispositions pour cela.

Tandis que le tableau d'honneur indemnise le bon élève de l'acharnement dont il fait l'objet, le cancre indélébile s'installe dans une relative tranquillité que ne viennent troubler que quelques incidents sans surprise qu'il pourrait qualifier de risques calculés. Les véritables souffrances sont pour l'entre-deux. J'en faisais naturellement partie ainsi que la majorité de mes compagnons de combat. Nous vivions dans un état d'alerte permanente dont nous n'attendions aucune compensation, au rythme du bulletin de notes, suspendu au dessus de notre unique sortie mensuelle comme une épée de Damoclès.

Bien que l'éventail des notes allait de 0 à 20, seul barème agréé par le Ministère de l'éducation National, nos leçons et devoirs étaient notés exclusivement de 0 à 17 en vertu d'un raisonnement irréfutable qui résistait à toutes les analyses critiques de nos esprits influençables, et que je vous livre ici dans son évangélique simplicité:

1 - La note 20 traduit la perfection.

2 - La perfection n'est pas de ce monde, mais divine.

3 - En conséquence, la note 20 ne peut être que la note du Bon Dieu et ce serait un gigantesque péché d'orgueil que de prétendre la mériter.

Cette logique devait nous faire renoncer également au 19, réservé aux Saints du Paradis. Le 18 nous ramenait sur terre, mais il nous fallait abandonner cette note aux professeurs dont nous n'étions et ne resterions jamais que les modestes élèves.

Dès lors, une copie sans faute, bien écrite, et parfaitement présentée, ne pouvait être couronnée que par un 17. Cela était admis, et nous n'étions pas autrement surpris que les zéros qui nous étaient si largement distribués ne fussent pas, dans le même ordre d'idées, réservés à Satan et ses suppôts, n'étant pas certains de ne pas en faire partie.

(à suivre)